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Que l’on sorte de Derbent du côté de l’Europe ou du côté de l’Asie, on rencontre partout une quantité considérable de pierres tumulaires avec des inscriptions tatares, persanes, arméniennes. On ne détruit jamais ces monuments funèbres : la population de Derbent n’approche pas du dixième de celle dont les tombes couvrent le sol.

Nous passons trois jours à Derbent.

En sortant de Derbent, on s’avance entre la mer à gauche et les montagnes du Daghestan à droite. La route est à peine tracée, et, faute de voyageurs, elle manque un peu d’animation ; en revanche, elle n’est que trop pittoresque, comme nous nous en apercevons en arrivant près d’un torrent, sur lequel on a négligé de jeter un pont. Heureusement nous avions fort avancé notre éducation de voyageurs : un torrent, si rapide qu’il soit, ne nous effraye plus ; celui-ci, après avoir été sondé par un cavalier, est assez aisément franchi au grand galop. Nous arrivons le soir à Kouba.

Kouba est perché sur une hauteur. À ses pieds coule la Koudioul-Tchay. Cette rivière sépare la ville d’un faubourg habité par les juifs, qui, au lieu d’être commerçants, comme partout ailleurs, se sont faits cultivateurs et industriels. On attribue cette particularité à la présence des Arméniens, contre lesquels les juifs ne peuvent lutter de finesse. Selon un proverbe très-usité dans le Caucase, il faut six juifs des plus rusés pour tromper un Arménien.

À Kouba on fabrique des tapis, des broderies et des lames de kangiars.

Le lendemain, nous reprenons notre route, en nous dirigeant vers la pointe du cap l’Apchéron.

Le soir, nous apercevons dans le désert un grand monument en ruines : c’est un ancien caravansérail persan ; nous y faisons allumer du feu. Kalino, notre interprète, m’avertit qu’avant le lever du jour nous irons nous mettre en embuscade pour tirer les gazelles qui descendent de la montagne et viennent boire à un ruisseau voisin ; je n’ai garde de manquer une si belle occasion. À l’heure dite, nous allons tous attendre, à plat ventre dans l’herbe, le moment où il plaira à ces gentilles créatures de paraître. On les aperçoit enfin : elles ont un moment d’hésitation, mais ne voyant rien remuer, elles avancent avec confiance ; nous leur envoyons chacun notre coup de fusil. En un instant, elles s’élancent et remontent vers les hauteurs, laissant deux d’entre elles sur le terrain. J’avoue que je me suis senti un remords : aucun visage sur terre n’exprime plus de douceur que celui de la gazelle ; en conscience, j’aime mieux chasser tout autre animal, le scorpion, par exemple. De plus, celui-là, nous n’avons pas la peine de le chercher ni de l’attendre : il vient à nous plus souvent que nous ne le désirons.

Nous nous éloignons de la mer pour traverser le cap l’Apchéron, et nous recommençons à monter et à descendre, toujours au galop. La mer reparaît, et à nos pieds, au bas de la colline (car nous sommes sur l’extrémité de la chaîne du Caucase), nous découvrons Bakou ! Bakou, la ville des Guèbres, des Parsis ! Nous voyons à droite et à gauche des couches de naphte à ciel découvert et en pleine exploitation.

On sait que le naphte est une espèce de bitume liquide, très-inflammable. Le sol sur lequel est bâti Bakuu en est plein ; si on introduit assez profondément, eu quelque endroit que ce soit, un bâton dans la terre et qu’on approche une lumière de l’orifice du trou que l’on a fait, on a immédiatement un bec de gaz.

La végétation autour de Bakou est à peu près nulle, non que le sol ne puisse être fertile ; il est chauffé surabondamment par les feux souterrains, mais l’eau manque ; ce qui fait qu’un jardin est, à Bakou, un luxe princier.

La journée est magnifique. La triple enceinte des murailles noires et crénelées de la ville persane, le palais du khan, la tour de la Demoiselle et les minarets se détachent en teinte sombre sur les bâtiments de la ville, tous plus modernes et badigeonnés à la chaux.

Bakou a conservé sa physionomie persane, malgré la domination russe, qui, du reste, y est toute récente. Les monuments de la vieille civilisation sont encore debout. Les sculptures du palais des khans sont dans un état parfait de conservation. La porte principale de cet édifice est un chef-d’œuvre. Dans le bazar on trouve un ancien caravansérail en ruine, dont les chapiteaux sont d’un dessin admirable. Les minarets et la vieille mosquée sont couverts d’un luxe d’arabesques plein d’élégance. À côté de la vieille cité, il s’en est élevé une autre toute composée de cabanes en bois.

Bakou est le meilleur port de la mer Caspienne.

En tout temps la ville de Bakou a été considérée comme une ville sainte par les Guèbres.

M. Pigoulevsky, qui nous a donné l’hospitalité, nous conduit le soir même au couvent des Parsis, situé à vingt-deux verstes de Bakou ; c’est le fameux sanctuaire Atesh-Gah, où brûle le feu éternel.

Les prêtres, nous dit notre hôte, sont au nombre de trois seulement : ils sont venus de Delhi ; ils ont un autre couvent à Bombay. Persécutés par les mahométans depuis l’an 655, les Parsis sont proscrits et dispersés : ils ne mangent jamais rien de ce qui a vécu ; ils ne doivent jamais verser le sang. Ces pauvres gens sont les plus doux et les plus inoffensifs des hommes ; ceux qui sont à Atesh-Gah y vivent paisiblement sous la protection de la Russie.

Nous arrivons dans une vaste plaine : des feux s’échappent d’ouvertures irrégulièrement placées ; au milieu, s’élève un édifice crénelé ; de chaque créneau sort une gerbe de flamme ; un foyer plus intense, composé de cinq feux, couronne la plus haute coupole.

À l’intérieur, le spectacle est imposant : partout le feu sort de terre ; sous la coupole centrale, l’autel est couvert de flammes.

Nous assistons à une cérémonie religieuse ; les prêtres chantent sur un ton fort doux, et leurs voix sont quelquefois accompagnées par les sons clairs de petites cymbales. L’office terminé, on nous offre un morceau de candi et des fruits.

Il nous reste à voir les feux de mer. Le lendemain, un capitaine, M. Freygang, nous fait gréer un canot, et nous