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la ville déroule à la vue ses nombreuses maisons blanches à terrasses plates, ses deux minarets, l’un rose et l’autre vert, ses vieilles murailles crénelées et la citadelle à droite dominant le tout.

Le port, peu profond, ne permet pas l’entrée de notre embarcation, mais une nuée de canots nous entourent et les rameurs s’apprêtent à nous disputer entre eux. Un des passagers m’offre sa propre barque venue à sa rencontre ; elle s’arrête à vingt pas du rivage, et la lutte recommence, cette fois entre une multitude de porteurs nous présentant leur dos comme unique moyen de transport. Débarqué sur la plage sablonneuse, je subis mille plaintes sur la prétendue insuffisance du payement ; le serviable passager s’emporte encore plus que les autres sur la lésinerie du caballero ; la foule m’entoure : ce sont des Maures cachés sous leurs burnous, des nègres à demi nus, des soldats du pacha, et la sensation est curieuse de se voir, pour la première fois, complétement environné et serré par un triple rang de figures brunes ou noires ; tout porte un cachet nouveau, et la largeur du détroit a suffi pour entièrement changer l’aspect de tout ce qui frappe les yeux.

Le rivage est encombré de caisses, de bois de construction jetés en désordre ; quelques vieux canons garnissent les meurtrières à demi démantelées, où veille cependant une sentinelle ; à la première enceinte se tient un aga chargé de la police ; il est revêtu d’une robe rouge et d’un pyramidal turban bleu ; enfin, par une rampe escarpée et trois portes en fer à cheval, nous pénétrons dans l’intérieur de la ville. Mais ici quel bruit ! quelle confusion ! De quel effet indescriptible est cette rue longue, étroite, montante, encombrée d’ânes, de chameaux, d’hommes criant à tue-tête : Balak ! Balak ! Les uns vêtus de burnous blancs et noirs, bleus ou brun foncé, d’autres portant la longue tunique brodée, les bas de soie, les pantoufles et la calotte noire des enfants d’Israël, quelques-uns en simples chemises de grosse toile, ou drapés dans leurs manteaux et coiffés du turban, auquel d’autres encore ont substitué un fez éclatant ; tous, les juifs exceptés, ayant bras nus et jambes nues au moins jusqu’au genou et agitant avec force cris ces membres bruns et noirs. Enfin, je rencontre un guide, c’est Hamet, Maure, servant de guide et de domestique aux étrangers tentés de visiter ces parages ; il est attaché à la maison d’une vieille veuve écossaise qui loue des chambres aux Européens.

À peine parvenu au gîte et entré dans le petit salon dont la vue embrasse le haut de quelques terrasses avoisinantes, je suis persécuté par un juif qui veut me montrer ses marchandises, roule ses grands et magnifiques yeux noirs, fend sa bouche en cœur, baisse la voix, s’incline, sourit, proteste et supplie que je lui promette de ne pas voir d’autres objets avant d’examiner les siens.

Il me faut attendre Hamet occupé à aider l’unique étranger dans la maison, un voyageur anglais, dans la fustigation d’un domestique juif dont il a été mécontent et dont il paye en même temps les bons et les mauvais services par le salaire convenu et de formidables coups de bâton. Pendant notre promenade, Hamet communique ce fait, avec des cris de transport, à tous ses amis. Dans cette promenade, à chaque pas, se révèle à moi, la physionomie vraiment orientale de la ville. Les rues sont étroites, la plupart non pavées ; les maisons dépourvues presque toutes de fenêtres, recouvertes de terrasses plates, n’atteignent pas la hauteur d’un premier étage en France. Les portes forment l’ogive mauresque en fer à cheval et sont ordinairement surmontées de la représentation peinte, blanche ou noire et grossière, d’une main ouverte : c’est un talisman que l’on retrouve fréquemment en Orient. Souvent une arche lie un côté de la ruelle à l’autre.

Nous sortons de la ville par la porte méridionale, nous suivons les murs vieux et délabrés, assez dépourvus de canons, et rencontrons un des cent-gardes à cheval du pacha : drapés dans de grands burnous blancs qui recouvrent leur chemise blanche brodée, les jambes garnies de guêtres bleues, sur la tête un fez pointu rouge autour duquel, en le laissant dépasser, s’enroule le turban ; assis sur de grandes selles turques rouges et armées, leur long fusil croisé devant eux, ces gardes ont une tenue pittoresque et soignée. Un sabre, une poire à poudre qu’ils portent sur le dos complètent leur armement ; les fusils ont une crosse très-large garnie de cuivre ouvragé, et la housse en cuir rouge est suspendue à la selle. Les chevaux sont maigres ; Hamet en donne pour cause la cherté de l’avoine que les gardes, assez mal payés, doivent se fournir eux-mêmes.

Par une porte véritablement mauresque nous rentrons dans la ville du côté de la hauteur, et bientôt un intéressant spectacle attire nos regards, celui d’un tribunal marocain. La scène se passe sur une petite place irrégulière fermée à droite par un vaste bâtiment plus élevé que de coutume, et dont l’aspect indique aisément l’emploi, c’est la prison ; auprès est le corps de garde, dont le péristyle repose sur quelques marches et offre une succession de petites colonnettes mauresques qui se prolongent encore dans l’intérieur ; un peu à l’arrière-plan, le palais du pacha ; on ne distingue que la porte d’entrée et la coupole de la mosquée.

Sur le devant à gauche se trouve un portique à trois arches, le fond est fermé et les deux ouvertures secondaires de droite et de gauche sont palissadées : des colonnes sculptées séparent les arches et soutiennent le toit plat.

Autour de ce portique sont rangés six soldats ; sous l’arche du milieu est étendu le pacha, derrière lui un soldat, à côté un juif chargé des comptes. Le pacha fait un signe, un garde se rend à la prison et en ramène un malheureux trébuchant à chaque pas, embarrassé des grosses chaînes qui entourent ses jambes. Il s’incline le front contre la terre, puis s’accroupit devant son juge ; c’est un voleur saisi dans la campagne ; il mourait de faim, n’a dérobé que peu de chose et ne possède plus rien qu’on puisse lui reprendre ; aussi le pacha est-il clément : d’ordinaire le coupable, après un court interrogatoire, est fustigé, décapité ou empalé séance tenante ; on ramène celui-ci en prison ; d’autres lui succèdent. Plusieurs de ces infortunés subissent leur détention enfermés