Page:Le Tour du monde - 01.djvu/142

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

celui du climat. Tandis que cette dernière ville, adossée contre Victoria-Hill, reçoit difficilement le souffle bienfaisant de la mousson du nord-est, Macao, ouvert à la brise de mer, livre passage au vent du nord. Aussi les habitants de Hong-Kong viennent-ils souvent s’y reposer durant les mois de grande chaleur, et le gouvernement français y a-t-il établi son hôpital militaire dès le début de la campagne.

Les préparatifs de guerre donnent en ce moment à Macao une animation inusitée. Chaque jour de nombreux canots amènent à terre les officiers et les matelots de l’escadre française, ravis de secouer enfin la poussière de Castle-Peak-Bay et de voir autre chose qu’un rocher inhabité. Le soir, la gracieuse hospitalité du ministre de France et de Mme de Bourboulon nous réunit dans les salons de la légation. La promenade dans les rues, à la clarté des lanternes chinoises, a aussi son agrément, et l’on circule au milieu des maisons de jeu, des fumeries d’opium, des sing-song ou bruyants concerts que les riches marchands chinois se donnent souvent le plaisir d’entendre. Macao ne compte d’ordinaire que cinq mille Européens et trente mille Chinois : aujourd’hui, par suite des événements de Canton, le nombre de ces derniers est porté à soixante et dix mille.

Si la mer est belle, on peut aller en tanka à la pagode des Rochers, et revenir à pied par la route. Ce temple est mal tenu, dégradé ; il n’a pas l’aspect riche et imposant de la grande pagode de Singapore : mais sa situation est des plus pittoresques. À ses pieds se déroule le port intérieur avec sa légion de jonques et de tankas ; à son sommet s’élèvent de gros blocs de granit et des arbres séculaires dont les racines vigoureuses rampent entre les rochers ; à mi-côte s’étagent des kiosques et de petits oratoires en l’honneur des divinités inférieures, car le dieu principal reçoit les hommages des fidèles dans le sanctuaire de l’entrée. Ce doit être une divinité protectrice des matelots ; sur le portique se trouve une vaste jonque peinte en rouge, avec une inscription chinoise sur le rocher voisin (voy. p. 137).

Le jardin de Camoëns est aujourd’hui une propriété particulière. Il appartient à un Portugais, M. Marquès ; mais l’entrée en est ouverte à tous les étrangers. Nous nous promenons longtemps, sous ces frais ombrages, si rares en Chine. Nous admirons la grotte de Camoëns et l’endroit où ce grand homme aimait à se retirer, loin du bruit, pour composer ses Lusiades. Nous lisons différentes citations du poëte incrustées dans le marbre, puis, avec encore plus de plaisir, des vers français, composés par un admirateur du poëte et du jardin. Nous nous plaisons, du haut d’une petite terrasse, à contempler le port intérieur, éclairé par le soleil couchant Nous écoutons les cris des tankadères (voy. p. 133), le bruit cadencé des avirons et l’affreux vacarme d’une jonque, prête à partir, qui invoque la divinité de la pagode, et s’efforce d’éloigner d’elle les génies malfaisants, en faisant retentir le ciel du bruit de ses gongs.

Le cimetière des Parsis qui s’élève en gradins au-dessus de la mer, les petits forts portugais bâtis en nids d’aigle, l’île Verte, la campagne chinoise, l’étroite langue de terre qui réunit Macao au Céleste-Empire, sont tour à tour visités par nous : ou bien, du haut du balcon de Duddel-hôtel, nous contemplons le mouvement de la rade, et nous jouissons du plaisir de respirer enfin la brise fraîche du nord.

Le 11 décembre, toute l’escadre française quitte la rade de Macao pour remonter la rivière de Canton. Nous partons dès l’aube, remorquant la Némésis, et, vers deux heures, nous mouillons à Bocca-Tigris, au milieu du gros de l’escadre anglaise. Jusqu’au Bogue, le voyage n’offre rien d’intéressant ; la rivière est trop large, c’est encore la mer ; mais, à cet endroit, elle se resserre brusquement, et l’on passe entre deux rives hérissées de petits forts chinois. Jadis, ils se présentaient avec orgueil aux navires étrangers ; mais les canons anglais en ont fait bonne justice, et maintenant ils jonchent le sol de leurs ruines.

Le lendemain, nous franchissons heureusement la première barre de la rivière, en profitant de la marée haute. Il y a eu un moment critique, où nous n’avions juste que notre tirant d’eau sous la quille. Nous avions porté notre artillerie sur l’avant et déchargé notre charbon sur les lorchas. Nous sommes venus mouiller à la pointe de l’île Danoise, en vue de l’île Française, attendant la grande marée du 19 décembre pour gagner Whampoa.

Nous sommes environnés de pauvres gens, dans une foule de mauvais bateaux, remplis de femmes et d’enfants. Ces derniers, montrant leur ventre, puis leur bouche, nous font signe qu’ils meurent de faim. À l’aide d’un filet attaché au bout d’un bambou, comme pour prendre des papillons, ces pauvres gens recueillent les morceaux de pain, le biscuit, les peaux d’oranges qui flottent le long du bord, et s’en repaissent. On ne saurait s’imaginer une pareille misère. Nous voyons, à chaque instant, passer des bandes d’oies et de canards sauvages. Les canonnières anglaises s’amusent à tirer dessus à mitraille, et en abattent chaque fois un certain nombre ; mais l’amiral Seymour leur interdit bientôt ce genre d’exercice. Le pays est riant : les villages entourés d’arbres s’élèvent au milieu des grands champs de riz ; une foule de canaux aboutissant à la rivière portent des jonques dont on ne voit que les voiles, et qui semblent naviguer au milieu de la campagne. Les canonnières anglaises vont et viennent sans cesse de Bocca-Tigris au fort Macao, devant Canton, pour maintenir libre le cours de la rivière. Nos compradors circulent d’une rive à l’autre, achetant sans trop de difficultés des vivres dans les villages.

Le 19 décembre, nous mettons sous vapeur pour changer de mouillage, ainsi que tous les bâtiments de l’escadre, se remorquant les uns les autres. Nous franchissons la seconde barre sans accident, grâce au célèbre pilote chinois de l’amiral Seymour, que nous avons à bord. Manœuvrer une masse comme l’Audacieuse dans un espace si étroit, au milieu d’un chenal variable et sinueux, n’était point chose facile. Le pilote s’en est tiré