nous traversons le Bogue solitaire cette fois. Dans la nuit, l’Audacieuse mouille en rade de Hong-Kong.
… Notre court séjour à Hong-Kong est terminé. Nous avons échangé les splendeurs de l’hôtel du Club contre nos petites cabines du bord. Il pleut, il vente, il fait grosse mer ; c’est le coup de vent de l’équinoxe. Le baron Gros a néanmoins donné le signal du départ pour le nord. Nous comptons aller directement à Shang-Haï. Nous remarquons la canonnière la Fusée, qui est mise à la disposition de l’ambassadeur.
Nous voulions aller directement à Shang-Haï, mais nous avions compté sans la violence du vent. Nous avons déjà relâché trois fois depuis notre départ. Tantôt c’est la brume qui nous empêche de distinguer la côte et les brisants, tantôt, c’est la Fusée qui embarque des lames, qui fatigue, qui casse ses remorques. Malgré nos six cents chevaux de vapeur, nous ne pouvons plus gagner contre le courant et le vent ; nous choisissons un mouillage derrière les îles Rees, et nous attendons une embellie.
Il pleut, il fait froid, il fait une brise carabinée, les cloisons craquent, la frégate roule, les sabords sont fermés, les ancres fatiguent. La navigation de la mer de Chine, à contre-mousson, est décidément pleine de charme.
Notre charbon étant presque épuisé et le vent ayant un peu diminué, nous gagnons à la hâte Amoy, le meilleur abri du canal de Formose. Cette baie, encadrée de montagnes arides, est parfaitement fermée, et les plus gros navires peuvent y mouiller à toucher terre. La ville est sale et tortueuse, les rues y sont plus étroites encore qu’à Canton ; le jour et l’air n’y peuvent pénétrer, et la petite vérole y sévit, dit-on, chaque année, avec violence. Nous admirons, néanmoins, les boutiques ornées de lanternes chinoises ; et une foule de sing-song respectables en plein vent, excitent toute notre curiosité. De grandes jonques, couvertes de monde, font le service d’omnibus des deux côtés de la rade.
Au reste, tout, autour de nous, a un caractère particulier. Nous sommes dans la capitale du Fo-Kien, province montagneuse et maritime qui a conservé une physionomie à part et ne ressemble point aux autres parties de la Chine.
Les Fo-Kinois jouissent, dans le Céleste-Empire, d’une grande réputation de hardiesse, d’indépendance et de fierté, et la cour de Pékin les traite toujours avec certains égards, comme des gens qu’il faut éviter de mettre en colère. Avec leurs larges vêtements et leur coiffure en forme de turban, qui les font ressembler à des Turcs, nous les trouvons plus mâles, plus beaux que les Cantonnais. On dirait une autre race. Le dialecte du Fo-Kien, très-différent du mandarin et de l’idiome de la rivière de Canton, est incompréhensible pour les habitants des autres provinces. M. Marquès, notre interprète, ne peut s’entendre avec le pilote fo-kinois qui monte à bord ; il est obligé de lui tracer des caractères sur le papier pour se faire comprendre de lui, la langue écrite étant la même. Cette circonstance vient souvent en aide à nos jeunes missionnaires perdus dans l’intérieur de la Chine.
Lorsqu’ils ont épuisé tout ce qu’ils savent de chinois, et que leur ignorance de la langue va dévoiler leur origine étrangère, ils se disent habitants du Fo-Kien, et cette déclaration justifie pleinement leur prononciation vicieuse auprès des habitants.
Nous trouvons en sortant d’Amoy, le beau temps revenu, et nous franchissons heureusement le canal de Formose. Aux îles Saddle, nous quittons l’Audacieuse et nous montons sur la Fusée. Nos bagages couvrent le pont. Nous passons au milieu de nombreux ilots qu’un épais brouillard nous permet à peine de distinguer. Un pilote chinois nous guide à l’embouchure du Yang-Tzé-Kiang, le fleuve fils de l’Océan, le fleuve Bleu des Européens, le plus grand cours d’eau du globe après l’Amazone. C’est la grande artère commerciale du Céleste-Empire, et la grande route de toute la Chine centrale.
L’entrée de ce fleuve est difficile, pour les navires à voiles surtout ; de nombreux bancs de sable obstruent son embouchure ; et les terres sont tellement basses, elles s’élèvent si peu au-dessus de l’eau, que les points de relèvement font presque défaut de tous côtés. Heureusement pour les habitants, le fleuve Bleu est clément et n’imite point les fureurs du fleuve Jaune, son voisin, qui rompt à chaque instant ses digues, dévastant tout sur son passage.
À Woo-Sung, nous quittons le Yang-Tzé-Kiang, et nous entrons dans le Whampou, rivière de Shang-Haï. Le lit de la rivière est encombré d’un millier de jonques, chargées de provisions et de riz, qui attendent un vent favorable pour se rendre dans le nord et jusqu’à Tien-Tsin. Nous avons peine à nous frayer un passage parmi cette multitude de grosses jonques tranquillement mouillées au milieu du chenal, ou se laissant doucement dériver par le courant. Nous finissons enfin par sortir de ce labyrinthe, et, après avoir été salués par les Anglais, les Américains et les Russes, nous jetons l’ancre contre le quai de Shang-Haï.