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doulière. Leur poudre nous a semblé très-grossière, et, outre des balles, ils avaient dans leurs cartouchières de petits lingots de plomb. Leurs chevaux sont petits, généralement blancs ou pies, d’une race essentiellement primitive : ces cavaliers portent dans leurs grandes bottes leur pipe et leur éventail. Tous avaient l’anneau de jade pour bander l’arc.

Avant de quitter ces parages, nous sommes allés, avec le Prégent, faire une pointe de l’autre côté de la Grande-Muraille, vis-à-vis les plaines de Mandchourie, qui se présentait à nous avec cette verdure éclatante que l’on ne trouve que dans les pays longtemps couverts de neige et lorsque le soleil est venu les vivifier. La Grande-Muraille, avec ses noires assises, se détachait sur cette admirable végétation : on la voyait, sortant de la mer et appuyée sur ses contre-forts, gravir l’arête même de la montagne pour suivre, pendant plus de six cents lieues, les contrées à demi sauvages qui s’étendent jusqu’aux confins de la Mongolie et du Kou-kou-noor.

Après que nous eûmes longuement contemplé ce magnifique spectacle, le baron Gros donna le signal du départ, et le Prégent fit route pour les îles Toki, où nous attendait la frégate. Le lendemain matin, après quinze heures de route, nous nous retrouvions à bord, avec le souvenir d’une charmante course au lieu le plus pittoresque et le plus grandiose de la Chine.

(L’ambassade française se rendit ensuite à Shang-haï d’où elle partit le 6 septembre, pour aller accomplir au Japon la seconde partie de sa mission. Avant de s’éloigner de la Chine, M. de Moges résume ses observations sur le Céleste-Empire dans un chapitre d’où sont extraits les passages suivants.)


Mœurs, coutumes, gouvernement de la Chine.


La Chine proprement dite se divise en dix-huit provinces ; mais l’Europe ne connaît guère que ses six provinces maritimes, le Kwang-toung, le Fo-kien, le Tché-kiang, le Kiang-sou, le Chan-toung et le Péchéli. Jadis tout l’intérêt politique se concentrait sur les rives de la rivière de Canton, dans le Kwang-toung ; aujourd’hui il s’est porté vers le nord, dans le Péchéli, et bientôt Tien-tsin et Ta-kou feront oublier Bocca-Tigris et Macao. Les trois provinces centrales, le Kwang-si, le Hou-nan et le Hou-pé, sont le principal théâtre de la grande insurrection. Le Kan-sou, le Chen-si et le Chan-si bordent au nord la Grande-Muraille. Le Su-tchouan et le Yun-nan confinent au Thibet. Le Kouei-tcheou, le Kiang-si, le Ngan-hoeï et le Honan complètent cette énumération des provinces chinoises.

L’Empire du Milieu se compose en outre de plusieurs pays ou royaumes tributaires, à savoir : la Mongolie, la Mandchourie, la Corée ; les îles Lioutchou, le Thibet, le Tonkin, le Cambodje et la Cochinchine. Les îles Lioutchou et la Corée envoient à Pékin un tribut chaque année, d’autres pays tous les trois ans, d’autres enfin à des périodes encore plus éloignées, comme par exemple tous les dix ans. Quant aux royaumes de l’Europe séparés par le vaste Océan des pays soumis à la domination du Fils du Ciel, ils ne lui rendent hommage qu’à des époques déterminées et à de plus ou moins longs intervalles.

La Chine, depuis quatre mille ans, a été gouvernée par vingt-huit dynasties. Les trois dernières sont la dynastie mongole, la dynastie nationale des Ming, et la dynastie Ta-Tsing ou tartare Mandchoue. Le dernier empereur se nommait Tao-Kouang, raison éclatante. Son fils Hien-Foung lui a succédé en 1850, au plus fort de la grande insurrection, et son règne n’a été jusqu’ici qu’une longue suite de calamités pour la Chine.

L’empereur, dans l’organisme du gouvernement chinois, n’est qu’un nom, un emblème, le représentant de la nationalité. Ce sont les conseils qui gouvernent souverainement ; l’empereur est le rouage qu’on fait paraître. Tout se fait en son nom, mais sans sa coopération directe. Au reste, on ne saurait trop remarquer la belle centralisation, l’admirable organisation administrative de l’empire. Les institutions sont excellentes ; ce sont les hommes qui manquent aux institutions.

Autant la Chine de Nankin est riche, autant la Chine de Pékin est pauvre et stérile. Aussi le gouvernement central prélève-t-il l’impôt en nature sur les fertiles provinces que baigne le Yang-tzé-kiang. Tous les ans, partent pour Tien-tsin des milliers de jonques chargées de riz et expédiées par les mandarins au commencement de la mousson du sud-ouest. C’est une corvée, une sorte d’inscription maritime qui est imposée à tous les possesseurs de jonques. Ils n’ont droit à aucune rémunération ; mais, au retour, ils peuvent faire le commerce pour leur compte, et vendre dans la Chine centrale les fourrures, les fruits, les produits du Léo-tong.

Le nom de l’empereur actuel est Hang-Foung ou Hien-Foung, selon les divers dialectes, et signifie Abondance universelle. Le signe qui sert à l’exprimer est une montagne entre deux rois : ce qui, aux yeux des Chinois superstitieux, est de mauvais augure. En effet, une montagne entre deux rois, cela présage division, anarchie, guerre civile. N’est-ce pas un peu ce qui arrive dans ce moment ? De ses trois capitales, Hien-Foung n’en possède plus qu’une : Nankin est aux rebelles, Canton est entre les mains des barbares. Toute une portion de l’empire est soulevée contre la dynastie actuelle. Le présage a eu raison.

La grande montagne qui s’élève près de Canton se nomme la montagne du Nuage blanc. Elle est peuplée de tombeaux, comme toutes les montagnes ou collines en Chine. Macao en est un exemple frappant. Toutes les hauteurs de l’île Danoise, de l’île Française, dans la rivière des Perles, de Canton derrière le fort Gough, offrent le même spectacle. On peut dire que la Chine n’est qu’un immense cimetière.

Un mandarin ne peut jamais exercer de fonctions dans la province où il est né. Pour plus d’impartialité, il doit toujours être étranger au pays qu’il régit. S’il est mandarin militaire, il ne doit pas amener sa mère avec lui : elle pourrait l’attendrir et chercher à le retenir au jour du combat, à l’heure du péril. S’il est mandarin civil, il