fuma d’abord par amour-propre, puis par goût. Aujourd’hui, il n’y a point un district de la Chine où il n’exerce son empire : il a pénétré dans le palais des souverains, aussi bien que dans la cabane du pauvre. Le gouvernement chinois est impuissant à remédier au mal, il a tout le monde contre lui. C’est en vain qu’il a décrété la peine de mort contre quiconque fumerait l’opium ; les femmes même de l’empereur Hien-Foung ne craignent point de violer cette défense dans son propre palais. C’est pour les mandarins une source abondante de revenus. En effet, les Chinois qui entretiennent des tabagies de ce genre se mettent à l’abri des poursuites en faisant des présents considérables à l’autorité, qui ferme les yeux. On prétend que le tao-taï de Shang-haï se fait ainsi près d’un million par année.
Le goût de l’opium est irrésistible, une fois qu’on s’y est adonné. Pour y renoncer, il faut une rare énergie, et de plus risquer sa vie, l’estomac, privé de cette substance, se contractant en d’horribles douleurs. Les Chinois commencent vers l’âge de vingt ans à fumer une pipe par jour. Les grands fumeurs arrivent à huit, mais alors ils succombent dans un délai de cinq à dix ans. Ceux qui fument de deux à quatre pipes par jour peuvent vivre vingt, quelquefois trente ans. On fume l’opium dans une pipe de terre rouge de vingt à vingt-cinq centimètres de long, percée à son extrémité d’un petit trou dans lequel on introduit la boulette d’opium, mélangée avec de l’essence de rose, dont on aspire la fumée en quatre ou cinq longues gorgées. Chaque pipe donne d’abord une sorte de vertige, puis une extase pleine de charme, à ce qu’il paraît. Les fumeurs sont ensuite déposés dans une grande salle de repos, et couchés côte à côte sur le dos et sur des nattes. Le sommeil provoqué par l’opium est de quatre ou cinq heures ; après quoi le fumeur reste deux à trois heures dans l’abattement et l’énervation. L’usage de l’opium abrutit. Ceux qui s’y livrent sont reconnaissables à leur air hébété et à leur maigreur. On fume d’abord l’opium à l’insu de ses parents, de sa famille. On va pour cela dans des tabagies, qui sont en général tenues par des femmes de mœurs douteuses. Puis on rentre chez soi, mécontent, de mauvaise humeur. On met le désordre dans la maison. On devient incapable de tout commerce, de tout travail ; on ne songe plus qu’à satisfaire sa condamnable passion, qu’à attiser le feu qui vous brûle. On hypothèque ses terres, on vend son mobilier, un coin de son toit, puis sa femme et ses enfants qui, au fond, n’en sont pas fâchés, ne pouvant plus tenir à un pareil tapage. On mange son dernier argent, avec l’aide des usuriers ; puis on devient un soldat, ou un suppôt des sociétés secrètes et des insurrections. Tel est le mal qui ronge et qui démoralise la Chine, et que lui cause sans scrupule l’humanitaire Angleterre, si vigilante et si susceptible lorsqu’il s’agit de nécrophilie. L’on ne peut passer à Woosung et voir ces grands receiving ships, coulant bas d’opium et hérissés de canons, sans une secrète indignation. C’est le droit de la force, c’est le triomphe du lucre sans pudeur et sans principe !
D’un autre côté, voici des chiffres qui ont bien leur éloquence. Les Anglais importent dans le Céleste-Empire, selon M. Alcock, consul général de la Grande-Bretagne à Canton, et distribuent aux Chinois 70 000 caisses d’opium par année. Or la caisse d’opium valait, en août 1858, à Shang-haï, 480 taëls ; ce qui fait pour 70 000 caisses d’opium, en mettant le taël à 7 francs 80 centimes, la somme énorme de 262 080 000 francs. Cette denrée ne s’échange que contre de l’argent sycé ou des lingots. L’opium retire donc du gouffre de la Chine plus de 262 millions d’argent par année, qui rentrent aussitôt dans la consommation générale du monde, d’où ils auraient été à jamais retirés. Ce commerce est un moyen de faire rendre à la Chine une partie de ses trésors qu’elle absorbe et enfouit. En échange de sa soie, de son thé, elle n’accepte qu’imperceptiblement de nos produits, et ne prend que de l’argent. L’opium est un moyen de maintenir jusqu’à un certain point l’équilibre des transactions, et de faire que le commerce avec l’Empire du Milieu ne soit pas trop au désavantage de l’Europe. La froide économie politique doit donc l’approuver. Voilà ce que peuvent dire, de leur côté, avec une apparence de haute raison commerciale, les Dent, les Jardine, les Russell, les chefs de toutes ces grandes maisons dont la splendeur est fondée sur ce trafic. D’ailleurs les Chinois n’ont qu’à renoncer à fumer l’opium, on ne pourra pas les forcer à en acheter malgré eux. Quoi qu’il en soit de la valeur de ces arguments, je crois que l’on ne peut que se réjouir que la France soit si complétement en dehors de ce commerce, et ne doive point une partie de sa richesse à la démoralisation et à l’abrutissement d’un peuple. L’âme noble et élevée de lord Elgin s’est indignée de ce mal. Mais que peut-on contre des habitudes commerciales si puissantes et si productives ? Ne pouvant supprimer ce commerce, il a voulu le moraliser : et désormais l’opium, assujetti aux droits, et payant une somme fixe de taëls par caisse, ne sera plus considéré comme un objet de contrebande ; il pourra être importé et vendu dans les ports ouverts, et l’équilibre sera rétabli entre les négociants étrangers. Les négociants honnêtes étaient, en effet, les seuls jusqu’ici à payer les droits, tandis que les marchands d’opium en étaient exempts.
Il y a une vingtaine de lieues de Tien-tsin à la capitale de l’empire. Pékin est située au milieu d’une plaine triste, aride, sablonneuse. Les hivers y sont glacials, les étés brûlants et poudreux. Le climat y est très-fatigant pour la poitrine : aussi les Russes qui habitent le collége ont-ils demandé a n’y plus rester que six ans au lieu de dix.
La célérité ordinaire des courriers de la cour de Pékin est de trois cents lis, ou trente lieues par jour ; quand ce sont des dépêches urgentes ou dépêches de feu, les courriers qui les portent doivent faire cinq cents lis ou cinquante lieues par jour.
Les sociétés secrètes existent depuis des siècles dans l’Empire du Milieu ; elles y sont encore aujourd’hui nombreuses et redoutables. Les principales sont celles du Lis blanc, du Nénufar rouge, de la Raison céleste, de la