Page:Le Tour du monde - 01.djvu/182

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vent un moyen de se soustraire, soi et ses descendants, à l’infamie, en prévenant par une mort volontaire le dernier supplice. L’anecdote suivante, tant de fois citée, mais si caractéristique, doit remonter à un temps déjà éloigné. Deux gentilshommes de service se rencontrèrent dans l’escalier du palais ; l’un descendait un plat vide, l’autre en portait un sur la table de l’empereur. Par hasard, leurs deux sabres se touchèrent. Celui qui descendait se regarda comme offensé, tira son sabre et s’ouvrit le ventre. L’autre monta à la hâte l’escalier, déposa le plat sur la table du souverain, puis revint, ravi de trouver son ennemi encore vivant. Il lui fit force excuses de s’être laissé prévenir, alléguant son service, et s’ouvrit le ventre à son tour. À notre départ de la bonzerie, à Yédo, Flavigny fit signe de s’ouvrir le ventre à un certain Kodamaya que nous n’aimions point, et que nous accusions de faire enchérir tous les objets de curiosité ; mais le rusé iacounin ne tira point son sabre et se mit à rire, ainsi que la foule. Notre jeune collègue était en retard de vingt ans.

Le palais de l’empereur, à Yédo, est entouré d’un large fossé plein d’une magnifique eau courante, avec des talus admirablement soignés, couverts de gazon et de cèdres du Japon qui viennent y appuyer leurs branches (voy. p. 165). On croirait voir un parc anglais. Les deux commandants de Kerjégu et d’Ozery en ont fait un jour le tour. Ils ont été une heure quarante minutes dans leur promenade, et ils estiment la distance à dix kilomètres. Le palais du taïcoun aurait donc deux lieues et demie de tour.

Il y a, tant à Yédo qu’à Simoda, des nuées d’aigles pêcheurs et de noirs corbeaux, auxquels les Japonais ne font point de mal. L’un de nous ayant tiré sur un de ces derniers, à Simoda, un vieux bonze est aussitôt sorti avec un calumet allumé pour offrir un sacrifice à l’âme du corbeau, et a été ravi d’apprendre qu’il n’avait eu aucun mal.

La baie de Yédo est sillonnée en tous sens d’une foule de petites barques de pêcheurs qui draguent et rapportent dans leurs filets des monceaux de sardines et de magnifiques poissons. Le gouvernement japonais, fidèle à sa politique d’exclusion, a rigoureusement déterminé la forme et la grandeur des jonques, et les a rendues incapables de s’éloigner des côtes et de naviguer sûrement en pleine mer. Jadis, les Japonais naufragés sur les côtes de Chine, ou poussés par la tempête jusqu’à Formose et aux Philippines, ne pouvaient être ramenés au Japon que par des bâtiments hollandais, et encore restaient-ils en suspicion toute leur vie, et sous ce que nous appellerions la surveillance de la haute police. Aujourd’hui, la jurisprudence sur cette matière s’est singulièrement radoucie, mais c’est toujours une mauvaise note pour un Japonais d’avoir été recueilli en mer par un navire européen, et de rentrer de cette manière dans son pays.

Les Japonais savent parfaitement quels affreux ravages l’opium cause parmi les populations chinoises ; aussi le gouvernement du taïcoun a-t-il exigé que l’importation de cette drogue au Japon demeurât prohibée, et qu’une clause formelle à ce sujet fût insérée dans les quatre traités.

Le gouvernement du Japon, comme celui du royaume de Siam, présente cette singulière particularité de deux souverains régnant à la fois d’une manière normale et en vertu de la constitution du pays. À Siam, il y a un premier, et un second roi, qui exercent en même temps le pouvoir suprême ; au Japon, il y a l’empereur civil et l’empereur ecclésiastique, le taïcoun et le mikado. Le taïcoun, que les Européens appellent à tort l’empereur du Japon, n’est que le délégué, le lieutenant du mikado, qui est le véritable souverain du Nipon, le représentant des anciennes dynasties, le descendant des dieux, et qui, trop élevé pour s’occuper des choses de ce monde et régler l’administration des affaires, se décharge de ce soin sur son subordonné. Les taïcouns n’étaient, dans l’origine, que des maires du palais, les premiers officiers d’une dynastie dégénérée, déchue de sa vigueur native, et qui, au lieu de jeter dans un cloître le dernier Mérovingien japonais, après lui avoir coupé sa chevelure, l’ont enfermé dans un temple somptueux et en ont fait une idole, en persuadant à ce demi-dieu et à la nation tout entière que cette situation était plus conforme à sa divine origine. La nouvelle dynastie s’est donc établie sur le trône et a usurpé le pouvoir, tout en protestant de son respect pour ses anciens maîtres et en continuant à reconnaître en eux les souverains absolus de l’archipel. C’est sur cette fiction que repose tout l’édifice de la constitution politique du Japon. Le mikado continue à résider à Méako, l’ancienne capitale des Fils du Soleil, environné d’une cour somptueuse, et l’objet des respects apparents de son tout-puissant vassal. Son oisive existence s’écoule dans l’en ceinte de son vaste palais, dont une politique inflexible lui défend de sortir. Sa cour est le rendez-vous des poëtes, des musiciens, des artistes et des astronomes. On choisit, grain à grain, le riz qui lui sert de nourriture ; il ne met jamais qu’une fois le même vêtement, il ne se sert jamais qu’une fois de la même coupe : elle est aussitôt brisée, de crainte que quelque téméraire n’ose y porter ses lèvres profanes. Jadis, il devait rester des heures entières sur son trône, assurant par son immobilité la stabilité de son empire ; s’il s’agitait et tournait la tête, la partie du Japon qui se trouvait de ce côté était menacée des plus grands malheurs. Mais aucun mikado ne s’étant trouvé immobile à ce point, et trop de provinces du Nipon ayant été menacées de grands malheurs, on est convenu d’une transaction ; et aujourd’hui la couronne posée sur le trône suffit pour assurer la stabilité de l’empire et fixer le calme dans le Nipon. En effet, depuis deux cents ans, le Japon jouit d’une paix profonde, et aucune guerre soit étrangère, soit intérieure, n’est venue troubler sa tranquillité.

Débarrassée du mikado, la dynastie nouvelle s’est retournée vers les princes ou daïmio, qui, remontant par leur origine jusqu’aux temps héroïques du Japon, possédaient le sol de l’empire, avaient chacun une petite cour dans leurs provinces, et commandaient à de nombreux vassaux. Leur humeur indépendante et belliqueuse devint le principal sujet des appréhensions de la cour de Yédo, et la politique la plus machiavélique et la plus