plein de sympathie pour cet homme d’une autre race, je m’avançai vers lui ; il ne me vit point, mais entendant mes pas qui s’approchaient, il sortit de sa poche un paquet de journaux et me les tendit sans me regarder, sans attendre de moi le moindre remercîment. En effet, je n’eus point l’insigne naïveté de le remercier, et j’allai aussi loin de lui que possible m’enfoncer dans la lecture du « New-Orleans Daily Delta ».
Grâce à la vitesse du remorqueur, nous avancions rapidement, et bientôt, repliant tous mes journaux, je cessai de m’occuper de Sébastopol pour observer dans tous ses détails l’aspect de la passe du sud-ouest, principale embouchure du Mississipi. À quelques milles de distance en avant du navire, une longue et mince ligne noire semblait jetée en travers de la mer comme un immense môle ; par delà de cette ligne sombre, on distinguait le fleuve comme un grand ruban de soie blanche, puis venait une autre ligne noire parallèle à la première, et plus loin s’étendaient les eaux bleues de la mer jusqu’à la courbure grise de l’horizon. Le Mississipi nous apparaissait comme un canal avançant jusqu’à la haute mer entre deux longues jetées, et les quarante ou cinquante navires dont nous voyions les mâts effilés se dessiner vaguement sur le ciel, complétaient encore la ressemblance : c’est le spectacle qu’offrira un jour, sur une échelle bien réduite, le canal de Suez projeté dans les eaux de la Méditerranée.
Dès que nous fûmes arrivés la hauteur de l’embouchure, le remorqueur ralentit un peu sa marche pour s’engager avec circonspection dans les passes balisées qui mènent à l’entrée du fleuve, car ces passes sont très-dangereuses, et tous les mouvements des courants et de la marée en font varier la profondeur. En temps ordinaire, les îles que les alluvions y forment s’élèvent insensiblement ; mais, pendant les tempêtes, la configuration sous-marine de l’embouchure change complétement, et les navires ne peuvent se hasarder à tenter l’entrée qu’après avoir fait de nombreux sondages. Malgré son audace d’Américain, notre pilote lui-même fit plusieurs fois jeter le plomb.
Enfin nous entrons dans le lit même du fleuve et nous sentons avec joie la pression de son courant contre les flancs du navire. Cependant nous ne voyons pas encore les rives du Mississipi sur lequel nous voguons ; il nous apparaît comme un fleuve coulant miraculeusement au milieu de la mer. Seulement, à droite et à gauche, de légers renflements de vase étalent sur l’eau leurs contours indécis et marquent les parties élevées du rivage sous-marin qui s’élève entre l’eau douce et l’eau salée. À mesure qu’on avance, ces îlots de boue deviennent plus nombreux et plus allongés ; bientôt ils se rapprochent l’un de l’autre, semblables à des vagues solidifiées, puis se réunissent bout à bout et finissent par former un rivage continu au-dessus du niveau du courant. C’est à cet