« Cette ville est bâtie sur une plage de sable à fond rocheux ; ses maisons sont régulières, ses rues droites, très-commodes, bien qu’un peu étroites. Elle se divise en deux quartiers, l’un qui renferme la citadelle, les établissements publics, le palais du gouverneur et les résidences des consuls et des marchands européens ; ce quartier est la propriété de l’empereur. L’autre partie de la ville est habitée par les Maures et les juifs qui ont un quartier spécial, willah, que la police ferme la nuit.
« Mogador a pour enceinte des murs qui ne sont ni élevés ni très-forts, mais suffisent pour la protéger contre les attaques des montagnards ou des Arabes de la plaine. La population est de 13 000 à 15 000 âmes, y compris 4000 juifs et 50 chrétiens. Le port est formé par une baie que ferme l’île de Mogador, éloignée de la terre d’environ deux milles ; cette île renferme quelques fortins et une mosquée dont le minaret étincelle au soleil. On sait que les Français s’en emparèrent facilement le 15 août 1844.
« Mogador est entouré de dunes mobiles qui offrent un aspect étrange quand on arrive de l’intérieur : on dirait d’immenses batteries pyramidales construites pour défendre les approches de la ville. Une petite rivière alimente l’aqueduc qui fournit de l’eau aux habitants. Le climat est très-sain : pas de basses terres, pas de marais qui exhalent les fièvres avec leurs miasmes pestilentiels. Il pleut rarement ; mais la chaîne de l’Atlas d’un côté et les brises de mer de l’autre, tempèrent beaucoup la sécheresse.
« Les environs ne sont que sables désolés ; çà et là on voit des jardins, où croissent quelques légumes et de rares fleurs. Tout cela pousse au milieu du sable, et montre ce que peut faire le travail de l’homme même dans un pays aussi stérile.
« Mon arrivée ne tarda pas à faire du bruit en ville, et bientôt j’eus beaucoup de visiteurs maures, dont un grand nombre étaient officiers de l’armée impériale. Je fis connaissance de l’un d’eux, Sidi-Ali, avec lequel, dans une heure de confiance et d’intimité, j’eus la conversation suivante :
« MOI. Sidi-Ali, que puis-je faire pour disposer en ma faveur Muley-Abd-er-Rhaman ?
SIDI. De l’argent !
— Est-ce que l’émir des schérifs recevrait de l’argent d’un chrétien ?
— De l’argent, vous dis-je.
— Que faudra-t-il que je donne aussi au ministre Ben-Dris pour me le rendre favorable ?
— De l’argent.
— Et pour voyager en sûreté dans le Maroc ?
— De l’argent. »
« Il semble en vérité, qu’au Maroc, l’argent soit tout aussi puissant que dans notre nation de boutiquiers. L’empereur donne l’exemple, car il passe tout son temps à thésauriser à Mékinès.
« Voici ce que me dit à ce sujet un vieux Maure plus communicatif que la plupart de ses compatriotes.
« Que puis-je faire, me demanda-t-il, pour vous étranger,
qui êtes si bon pour moi, et qui chaque fois que je
viens vous voir, me donnez abondance de thé sucré. Que
puis-je faire pour vous dans mon pays ?
— Dites-moi comment je dois m’y prendre pour réussir dans ma mission : que faire pour arriver à être présenté à Muley Abd-er-Rhaman ?
— Je vais vous parler franchement. Prenez d’abord beaucoup d’argent : tout le monde ici aime l’argent ; sans argent vous ne ferez rien. Muley-Abd-er-Rhaman aime l’argent, et il lui en faut. Le ministre aime l’argent, vous ne devez pas l’oublier. Le ministre est la porte par laquelle on arrive à l’empereur. Vous ne pouvez entrer dans la maison que par la porte. Hors des villes, l’empereur n’a aucun pouvoir ; ainsi donc, quand vous voyagerez, n’oubliez pas de donner de l’argent. »
« Cet aveu de la vénalité du pouvoir suprême et de ses fonctionnaires, me rappela ce que j’avais été à même de constater à Tanger.
« Dans cette place si voisine de l’Europe, les capitaines qui commandent les petits navires servant à transporter le bétail à Gibraltar, racontent de singulières histoires à ce sujet. Le gouvernement ne permet l’exportation que d’un certain nombre de têtes de bétail qui sont frappées d’un droit minime. L’agent anglais vient à Tanger, et au moment de l’embarquement des animaux le dialogue suivant a généralement lieu.
L’AGENT. — Comptez le bétail.
LE CAPITAINE DE PORT. — Un, deux, trois, … trente, … quarante. Ah ! arrêtez, arrêtez, il y en a trop.
L’AGENT. — Non, imbécile, il n’y en a que trente.
LE CAPITAINE DE PORT. — Vous mentez, il y en a quarante.
L’AGENT, mettant trois ou quatre dollars dans la main du capitaine de port : — Il n’y en a que trente, vous dis-je.
LE CAPITAINE DE PORT. — C’est vrai ! vous avez raison ! il n’y en a que trente ! »
« Ainsi, au Maroc, tout est à l’encan, hommes et choses, positions et consciences, gouvernants et gouvernés.
« J’étais depuis peu de jours à Mogador, quand on vint m’apprendre que les provinces de Shedma et d’Hhaha, que je devais traverser, étaient en guerre ouverte. Ces districts entourent Mogador ; la ville elle-même est dans le Hhaha. Shedma est tout entière composée de plaines et basses terres, et Hhaha, au contraire, n’a que de hautes terres et des montagnes ; c’est un rameau de la chaîne sud-ouest de l’Atlas qui vient se terminer sur les bords de l’Océan, à Santa-Cruz. La seule cause des hostilités continuelles qui existent entre ces deux provinces semble ne tenir qu’à la nature du sol. Les légendes murmurent des vengeances ; elles disent que sous le règne de Muley-Suleiman, les gens de Hhaha étant en prière à Mogador, les habitants du Shema les attaquèrent ; entrant dans les mosquées et pillant les maisons, ils les massacrèrent pendant qu’ils se livraient à cet acte de dévotion sacrée qui les rendait in-