regards sur un taillis d’où semblaient sortir les sons étranges qui frappaient mon oreille ; mais je ne réussis pas à en découvrir la cause. Ce mystère me fut bientôt dévoilé par l’apparition d’un énorme éléphant, et j’en comptai successivement huit autres à sa suite. À leurs formes puissantes, qui les faisaient ressembler à des tours, je vis que j’avais à faire à des mâles. C’était certes un spectacle grandiose que ces formidables animaux qui s’avançaient sans défiance dans leur force et leur indépendance, marchant d’un pas lent et solennel, ébranlant la terre de leurs pieds et balayant sur leur passage tout ce qui leur faisait obstacle. L’élévation du terrain par lequel ils descendaient au bord de l’eau, ainsi que les vapeurs que la nuit répand dans l’air, leur prêtaient un aspect fantastique, exagérant leur masse et grandissant d’une façon démesurée leur gigantesque stature.
Je me pelotonnai au fond de mon trou et je guettai le passage du chef de la bande, qui, ne flairant aucun piége, se dirigeait tranquillement vers moi. La position dans laquelle il se présenta d’abord ne me permettait pas de lui faire beaucoup de mal ; or, comme je savais par expérience que je n’avais guère qu’un seul bon coup à tirer, j’attendis que la bête me présentât l’épaule, car c’est, ainsi que je l’ai dit, le but que l’on doit viser de préférence, lorsqu’on chasse la nuit. Mais, par malheur, au moment même où j’épaulais, je vis l’effroyable masse se balancer presque au-dessus de ma tête ; ce qui fit qu’en voulant élever le canon de mon fusil je découvris mon corps. L’éléphant m’aperçut et, se retournant aussitôt, il me chargea avec fureur. La fuite était impossible ; il fallait encore moins songer à tuer l’ennemi ; à peine était-il en mon pouvoir de lui disputer ma vie. Je ne sais quel instinct me sauva. Voyant que j’offrais trop de prise et que l’éléphant allait infailliblement me saisir avec sa trompe, je me jetai sur le dos, j’épaulai fortement la crosse de mon fusil, visai la poitrine à brûle-bourre et je fis feu en accompagnant cette décharge de cris retentissants. Si en me laissant tomber je n’eusse pas changé de place en même temps que je changeais de posture, je n’aurais certainement pas échappé à l’éléphant, car sa longue trompe s’abattit précisément à l’endroit où j’étais couché une seconde auparavant ; elle bouleversa les grosses pierres dont je m’étais servi pour masquer ma cachette, et les balaya aussi facilement que si c’eût été des cailloux. Il y eut un moment où l’un des pieds du monstre m’effleura le visage.
Cependant j’étais toujours en son pouvoir, et je m’attendais bien à être broyé. Mais au lieu de renouveler son attaque, il se détourna et s’éloigna rapidement. Je pus enfin respirer ; je n’avais d’autre mal que quelques contusions occasionnées par les pierres qui avaient roulé sur moi.
Tout en reconnaissant l’intervention manifeste de la Providence, je ne peux m’empêcher de croire que ma présence d’esprit contribua pour quelque chose à mon salut. Mon coup, ayant porté dans les organes vitaux, avait jeté l’éléphant dans un état d’égarement qui avait paralysé sa rage, mes cris achevèrent ce que le plomb avait commencé et déterminèrent sa fuite.
Plus d’un autre, à ma place, s’en fût tenu là ; moi, je n’abandonnai pas la partie. À peine l’ennemi avait-il tourné le dos, que j’étais déjà sur mes jambes et que je l’ajustais avec un de mes fusils de rechange ; j’étais sûr de mon coup ; mais, hélas ! mon arme rata. Ce malheur aurait pu tout aussi bien m’arriver quelques minutes auparavant, et, alors, que serais-je devenu ?
Pendant cet incident les autres éléphants s’étaient prudemment retirés dans le taillis. À peine étais-je rentré dans ma cachette, qu’ils reparurent de l’autre côté de la mare ; mais ils semblaient inquiets, ne s’avançaient qu’avec circonspection et comme à la dérobée, flairant le terrain et s’arrêtant à chaque pas pour écouter. Ils se tenaient trop éloignés pour que je pusse les tirer. J’essayai de les surprendre ; mais ils ne m’attendirent pas et la troupe tout entière détala.
IV
Pendant que, faute de mieux, je méditais sur le danger que je venais de courir et sur les précautions que j’aurais à prendre a l’avenir, j’aperçus un horrible rhinocéros blanc dont la tête passait à travers les branches du taillis ; il ne tarda pas à en sortir et s’approcha à une douzaine de pas de ma cachette. Il présentait à mon feu le train de devant ; je ne voulus pas perdre une si belle occasion, et, quoique je ressentisse encore une légère agitation nerveuse, je n’hésitai pas à tirer. La bête ne tomba pas, mais je jugeai qu’elle ne survivrait pas longtemps à sa blessure.
J’avais à peine rechargé, lorsqu’un rhinocéros de l’espèce nommée ketloa vint à son tour boire à la mare ; de la manière dont il se présentait, il m’était impossible de le tuer ; je dus me contenter de le mettre hors de combat en lui brisant une jambe de derrière. La douleur exaspéra sa rage jusqu’à la folie ; s’avançant sur trois jambes, il se lança contre moi et fit, pour m’atteindre, des efforts incroyables. Je lui envoyai une seconde balle qui ne l’atteignit pas ou ne lui fit que peu de mal. J’aurais bien voulu terminer à l’instant ses souffrances ; mais comme je savais que ces animaux sont à redouter tant qu’il leur reste la force de se mouvoir, je n’osai pas le poursuivre, et je pris le parti d’attendre patiemment le jour pour l’achever avec l’aide de mes chiens. Mais il était encore plus difficile que je ne croyais d’en avoir raison, et la victoire devait me coûter si cher, qu’il eût été heureux pour moi de ne jamais le rencontrer.
Au bout d’un certain temps, n’apercevant plus d’éléphants ni d’autres grands animaux, je me mis à la recherche du rhinocéros blanc que j’avais blessé en dernier lieu. Je ne tardai pas à découvrir son cadavre. Il n’avait pas emporté ma balle bien loin.
En revenant vers ma cachette, je passai dans le chemin où j’avais laissé mon rhinocéros noir, et de nouveau je me trouvai face à face avec lui. Il se tenait encore sur ses trois jambes, mais, comme auparavant, il s’obstinait à garder une maudite position qui le garantissait du coup