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geurs sous leurs aspects les plus variés ; l’Eloysa marchait bon frais ; on eut bientôt perdu de vue la terre : puis la mer devint grosse, il fallut endurer les mille ennuis qu’amène le mauvais temps. Un pénible accident se mêla bientôt à ces contrariétés ; le docteur Cienfuegos tomba dangereusement malade, il suppliait qu’on le débarquât aux Canaries. Mais sans ce guide expérimenté qui avait sollicité l’envoi de la mission, qu’allait-elle devenir ? Un temps déplorable accroissait son douloureux malaise. Le 3 novembre, il y eut un grain subit qui faillit faire sombrer le bâtiment. L’Eloysa dut uniquement son salut au coup d’œil prompt de son capitaine et à la rapidité de sa manœuvre. Dès le 4 novembre, heureusement, le temps s’était apaisé et le pic de Ténériffe apparaissait[1].

On a tout dit sur ce grand cône de verdure et de neige, qui n’a d’égal pour la majesté que le ciel, qui l’inonde de ses splendeurs (voy. p. 241). Après la tempête, un calme plat s’était fait tout à coup, la mer était encore émue, mais les vents ne soufflaient pas. Durant deux jours, les voyageurs se recueillirent devant la montagne. Durant deux jours, le soleil couchant vint parer à leurs yeux ce grand pic de ses radieuses magnificences[1]. La brise cessant, la chaleur était devenue insupportable ; pas un souffle à la fin ne ridait la surface des eaux. Entraîné par des courants dont le capitaine ignorait l’existence, le brick s’en allait insensiblement à la côte ; le danger devenait imminent. On lia une forte amarre allant du petit navire à la chaloupe qu’on avait mise promptement à la mer ; puis à force de rames, les vigoureux matelots de l’Eloysa l’éloignèrent des rochers. Mais bientôt un grain subit la fit de nouveau bondir, et un vent frais qui succéda à la bourrasque lui permit de naviguer paisiblement au sein même de l’heureux archipel dont presque toutes les îles apparurent successivement, laissant parfois entrevoir, mais discrètement, leur beauté.

Le 5 au soir, la petite ville de Santa-Cruz se faisait voir encore dans le sud, ou, pour mieux dire, ses lumières brillaient au loin. La nuit était venue et les passagers dormaient profondément, lorsque les paroles stridentes qui s’échappaient du porte-voix les réveillèrent tous en sur saut. Le brick génois se trouvait en présence d’une frégate armée en guerre. Les histoires plus que terrifiantes qu’on faisait circuler alors sur les corsaires colombins, rendaient le réveil peu agréable. On savait que quelques mois auparavant, l’équipage d’un navire génois, fait prisonnier par un de ces écumeurs de mer, avait été pillé et jeté sur un rivage désert avec un sac de biscuits pour tout approvisionnement. C’était en effet un corsaire de la Colombie qu’arraisonnait ainsi en anglais, dans la nuit, le capitaine Copello : cette visite fut plus rapide qu’elle ne fut menaçante. Le corsaire se fit montrer les papiers du bord, examina les rôles d’équipage, et une bouteille d’excellent Malaga qui lui fut offerte, scella son traité de bonne amitié avec la pacifique Eloysa.

La traversée du léger brick n’offrit ensuite aucun incident, si ce n’est celui qu’offrit peut-être la simplicité naïve d’un pauvre cuisinier. Comme il faisait brûler les sauces et charbonner son pain, le capitaine lui annonça un beau jour d’une voix terrible qu’il allait le faire fusiller. En présence des nombreux mousquets qu’on avait fait monter sur le pont, le pauvre Girolamo Passadore avait pris la chose au sérieux, il tremblait de tous ses membres et il fallut la bonté compatissante de D. Giovanni Mastaï et des autres passagers pour faire finir cette comédie, qu’autorisait peut-être un vieil usage, puisqu’on se trouvait déjà dans le voisinage du tropique où l’on se permet parfois tant de plaisanteries hasardées. On atteignit bientôt les îles du Cap-Vert, on admira leur belle végétation, mais on n’y relâcha pas.


Le négrier. — Un homme à la mer. — Fausse alerte. — Approches du continent américain.

Ce fut après avoir passé la ligne, le 27 novembre[2], que la mission apostolique eut un de ces douloureux spectacles si fréquents encore à cette époque et qui, pour l’honneur de l’humanité, se renouvellent plus rarement aujourd’hui. Le 8 décembre, dans la matinée, un calme plat arrêtait le navire ; on cherchait quelque distraction dans l’éternelle pêche du requin, redite surannée de tant de voyageurs. Vers le soir, plusieurs passagers de l’Eloysa et des officiers du bord crurent pouvoir rendre visite à un brick, que l’absence du vent arrêtait comme eux. On avait craint un moment en se voyant suivi par lui, que ce ne fût un corsaire, mais son attitude paisible avait rassuré ; c’était un bâtiment fin voilier encombré de noirs qu’on destinait au Brésil et qu’on allait vendre à Rio. Complétement nus, ou n’ayant qu’un pagne léger qui leur couvrait les reins à peine, ces pauvres gens se trouvaient liés deux à deux et une forte corde retenait ensemble plusieurs couples ; mais ce qu’il y a de plus horrible à dire, le lien ne se relâchait point ; tout le jour, ils étaient ainsi exposés à l’ardeur du soleil ; la nuit, liés encore, ils dormaient dans l’entre-pont, parqués comme un vil bétail.

Interrogé sur la position géographique où l’on était, le commandant du négrier affirma que, selon son estime, on se trouvait à 45 milles du cap Saint-Thomas, vers 22° environ de latitude méridionale, dans le voisinage des côtes du Brésil. Cet avis était erroné. Selon les observations d’après lesquelles on s’était dirigé à bord de l’Eloysa, on se croyait infiniment plus éloigné du cap désigné ici ; on dut supposer naturellement une erreur de calcul provenant des tempêtes nombreuses qu’on avait essuyées, et qui n’avaient pas permis toujours de prendre hauteur. On résolut de s’éloigner le plus prompt-

  1. a et b Nous signalerons ici un monument géographique qu’on ne consulte pas assez, c’est le plan en relief du pic de Ténériffe exécuté par M. S. Berthelot, consul de France dans cette île.
  2. Nous dirons en passant, que la mission apostolique n’échappa pas aux divertissements d’antique origine auxquels se livrent, lors du passage de la ligne les équipages de toutes les nations. Pour mieux dire, elle racheta son passage et ne voulut pas que le respect dû à des dignitaires de l’Église, diminuât en rien la joie des matelots. Le 21 novembre il fit réellement froid, et Mgr Muzi fut contraint de se couvrir de son manteau.