Page:Le Tour du monde - 01.djvu/262

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

confortable, mais pour ne point revenir sur ce point, voici comment fut logé le pieux voyageur, alors inconnu, qui devait avoir un jour pour demeure les salles du Vatican : il ne trouva pour se réfugier durant la nuit, qu’un appentis sans porte, couvert à peine d’un chaume délabré. « Vraie cabane d’astronome, dit l’abbé Sallusti, et d’où l’on pouvait, sans quitter son lit, observer à l’aise les planètes. » Mais par le fait, cette riante habitation n’était que le garde-manger du maître de poste, sentinelle solitaire placée aux dernières frontières de la civilisation. Des planches grossières, suspendues par des cordes liées aux poutres du support, y descendaient de la toiture, et c’était sur ces étagères élégantes qu’on avait amoncelé des quartiers de viande tuée depuis plusieurs jours, du maïs, des fromages, des cuirs, des peaux destinées à sécher ; qu’on se figure la nature des parfums s’exhalant de ces dressoirs. D. Giovanni Mastaï et son compagnon l’abbé Sallusti demeurèrent cependant dans ce réduit affreux, mais le lendemain heureusement ils purent respirer les senteurs embaumées des rives du Parana ; on avait atteint cette rivière magnifique qui, avec l’Uruguay, forme l’une des limites de ce qu’on appelle aujourd’hui la Mésopotamie argentine, pays admirable, qui n’a pas moins de 11 000 lieues carrées.

C’est là que grandit en paix, surtout depuis cinq ans, la riante cité fédérale, capitale de tous les États argentins, mais Ciudad de la bajada del Parana n’était rien alors, et les voyageurs passèrent outre. Ils quittèrent même bientôt, pour quelques heures, les bords enchantés qui un moment avaient reposé leurs regards.


Saint-Nicolas. — Rosario. — Desmochados ou les mutilés. — Incursions des sauvages. — Dangers courus par la mission.

À partir de Saint-Nicolas, que l’on avait atteint dès le 19, ou ne voyageait plus sur le territoire de Buenos-Ayres, on allait entrer sur celui de Santa-Fé. La première cité importante qu’on devait rencontrer était Rosario ; on y parvint le 21. Cette ville si florissante aujourd’hui, véritable port de la capitale, comptait alors tout au plus 7 000 âmes, en y comprenant la population des environs ; elle en a maintenant 12 000. Le curé s’empressa de venir au-devant du vicaire apostolique et la confirmation fut donnée solennellement à des milliers de fidèles[1].

Dans la matinée du 23, on quitta cette ville si animée, et ce fut alors que l’on commença à abandonner les rives majestueuses du Parana, que l’on avait longtemps côtoyées. Candelaria, Orqueta, apparurent tour à tour. Ce fut dans ce dernier endroit qu’on vit le premier Indien pampa que l’on eût encore rencontré. On devait bientôt n’entendre que trop parler des gens de sa race. À six lieues de là, on atteignit une maison de poste désignée sous le nom sinistre de Desmochados (les mutilés)[2]. Le nom conservé à cette habitation solitaire rappelait un épouvantable événement. Quelques années auparavant, des Indiens cavaliers avaient surpris le maître de poste, environné de ses nombreux serviteurs, et les sauvages avaient contre toute attente, laissé la vie à ces pauvres gens, mais pour se donner l’horrible joie de leur couper à tous les pieds et les mains et pour les abandonner dans cet état effroyable.

Habitué à de sanglantes incursions, Desmochados avait de plus récents souvenirs ; dix jours auparavant le passage de D. Giovanni Mastaï et de Mgr Muzi, une troupe de 300 Indiens cavaliers s’était présentée devant la tour qui défend ce passage. Le brave maître de poste avait eu le temps de s’y renfermer, et, muni d’une carabine excellente, il avait tué à la troupe désordonnée un homme, puis mis hors de combat plusieurs guerriers que leurs chevaux avaient emportés. Ces hommes farouches comprenant l’impuissance de leurs armes, s’étaient retirés, mais le sang versé avait dû être racheté par le sang : un pauvre pasteur n’avait pu éviter leur rencontre. Vingt coups de lance lui avaient donné la mort, puis ces implacables sauvages l’avaient coupé par morceaux. Ce qu’on ignorait alors, on le sut plus tard : pareil sort était réservé à chaque membre de la mission. Imparfaitement informés par leurs espions, les Indiens comptant sur un butin considérable s’étaient rassemblés en hâte pour piller la caravane ; ils ne s’étaient trompés (on en eut alors la certitude) que sur le moment précis du passage des étrangers. Le séjour de la mission à Buenos-Ayres l’avait certainement sauvée. Mais qu’il se prolongeât de deux semaines entières, la tragédie s’exécutait. Trois jours après le passage des voyageurs, les Indiens revinrent aux mêmes lieux, et vingt malheureux péons qu’ils rencontrèrent, furent massacrés impitoyablement par eux ; les marchandises qu’ils escortaient furent emportées ; un seul de ces hommes, horriblement blessé, se dressa du milieu de ce monceau de morts, et raconta le combat.

Ce sont les Puelches, les Pehuenches, les Ranquelès qui ensanglantent ainsi le désert, et ces guerriers sont certainement plus redoutables que les Indiens du sud. Abrités sous les tentes de cuir qu’ils transportent en un clin d’œil dans les parties les plus reculées des pampas, ils vivent presque exclusivement de viande de cavale, et ne s’enrichissent que de rapines.

Qu’on les appelle Correrias, comme cela a lieu au sein des États argentins, qu’on les désigne sous le nom de malons, ainsi que cela a lieu au Chili, ces incursions de sauvages pillards sont toujours suivies d’horribles mêlées. Maniant sans peine leur forte lance, avec laquelle ils soulèvent un homme pour mieux jouir de son agonie, faisant tourner au-dessus de leur tête l’arme antique de leurs aïeux, qui ne manqua jamais son but, avec les bolas, ils clouent à la terre ceux que la pique n’a pas frappés. Mais les jours de ces triomphes farouches sont sur le point de finir, des postes de vétérans, toujours prêts à combattre ces barbares, se fondent chaque année ; la civilisation conquiert de jour en jour du terrain sur ces nomades : Urquiza sera l’exterminateur de leur race, ou bien saura la pacifier.

À Frayle muerto, petit endroit où l’on fut traité à mer-

  1. Le travail substantiel, fruit d’une longue résidence dans ces contrées, que fait imprimer le Dr Martin de Moussy, donnera sur Rosario et les autres villes de ces régions tous les détails désirables.
  2. Du mot castillan desmochar, mutiler, tronquer.