Page:Le Tour du monde - 01.djvu/291

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tie de l’établissement. Citons encore l’école paroissiale de Saint-André, qui est dirigée par un élève de l’École normale de Dublin, et la petite école, bien obscure, tenue par le révérend M. Cowley, près de Sugar-Point, avec le concours d’un Indien devenu sous-maître. Cinquante personnes, enfants et adultes des deux sexes, tous Indiens comme leur moniteur, y apprennent la lecture, un peu d’écriture et les éléments de l’histoire sainte. M. Cowley se loue beaucoup de ses élèves, qui sont en même temps ses ouailles, ses administrés, ses justiciables, ses malades à l’occasion, car le digne révérend est devenu la cheville ouvrière de la paroisse de Saint-Pierre, l’arbitre, le juge de paix, le médecin de la communauté. Aussi la sonnette de nuit du presbytère serait-elle souvent en mouvement, si le presbytère avait une sonnette. L’Indien s’en passe ; il arrive sur la pointe des pieds, ouvre la porte de la chambre basse, qui n’est jamais fermée au verrou, se glisse dans l’ombre jusqu’au poêle, dont le tuyau passe dans la chambre à coucher du missionnaire, frappe sur le tuyau deux ou trois coups à la manière indienne, et attend tranquillement que M. Cowley descende. On ne se souvient pas que l’excellent homme, par les plus affreuses nuits d’hiver, ait jamais fait la sourde oreille.

Quelques-unes des fermes de la colonie mériteraient l’attention de nos agronomes. Il y en a de considérables, comme celle de M. Gladieux, métis d’origine française, le plus aimable homme qui soit au monde, toujours empressé à mettre à la disposition du voyageur sa table, ses chevaux, son buggy. Dans une des cours de l’habitation s’élèvent de superbes meules de paille et de foin ; de belles vaches garnissent ses étables, et sa basse-cour ferait l’admiration de nos fermières. En allant vers le sud, près du confluent de l’Assiniboine, nous rencontrerons une autre ferme, qui appartient à un M. Cowler, né dans le Cambridgeshire, et se croyant aussi gentleman que qui que ce soit au monde. « Comment, John, lui disait sa femme, pendant qu’il prenait place à la même table que M. Hind, vous voulez dîner avec des gentlemen ? — Eh bien ? répondit le fermier, ne suis-je pas gentleman, moi aussi ? N’est-ce pas ici ma maison, et ne suis-je pas sur mes terres ? Allons, une chaise et une assiette ! » Nous n’avons aucune raison pour refuser à M. Cowler la qualité qu’il revendique, car il la mérite à coup sûr par son hospitalité, son intelligence et l’importance de son faire-valoir. Ses propriétés sont considérables ; il ne peut même en cultiver qu’une partie, dont cinquante acres en céréales, le reste en maïs, en navets, en pommes de terre, les plus belles qu’il soit possible de voir. Ses melons n’ont pas de pareils et pèsent jusqu’à six livres. Le jardin de la ferme lui fournit en outre, avec beaucoup de légumes variés, le tabac nécessaire à son usage. Toutefois, s’il faut s’en rapporter à l’opinion de M. Hind, je ne le recommanderai pas aux fumeurs européens. Quant aux fourrages, la prairie est là pour en fournir, et, comme le faisait observer M. Cowler, rien ne lui serait plus facile que de nourrir 10 000 têtes de bétail.

Il est à regretter que toutes les exploitations rurales de la rivière Rouge ne puissent rivaliser avec celle-là et qu’elles soient loin d’accuser partout la même activité et les mêmes progrès[1]. Quand on pénètre dans l’intérieur des habitations, la seconde impression est rarement aussi favorable que la première. À quelque distance, cette longue rangée de maisons blanches, éparpillées sur un ruban de près de huit lieues, avec leurs jardins et leurs enclos, les chevaux qui courent dans la prairie, les troupeaux qui paissent à droite de la route, tout cela séduit la vue et parle facilement à l’imagination. En y regardant de plus près, on ne tarde pas à s’apercevoir que les constructions laissent beaucoup à désirer, que les fermes sont mal tenues et que la population n’est rien moins qu’industrieuse. Certes, ce n’est pas la nature qui déjoue les espérances de l’agriculteur, ni le sol qui contrarie ses efforts. Il n’en est pas de plus fertile et de plus favorisé. Le maïs croît partout ; on le plante vers le 1er  juin et il est mûr à la fin d’août ; j’en dirai de même du blé, qu’on récolte trois mois après l’avoir semé ; un foin d’une qualité supérieure couvre des milliers d’hectares ; les plantes potagères en usage au Canada se développent avec une vigueur peu commune sur les bords de la rivière Rouge et de l’Assiniboine. Tout est réuni pour faire de la colonie un centre de production sans égal, un grenier d’abondance comparable a l’Illinois, l’Odessa de la Nouvelle-Bretagne. Mais elle manque de débouchés et l’élément européen n’y est pas suffisamment représenté. Il tend même à diminuer sensiblement, tandis que l’élément indigène ou métis tend à s’accroître dans la même proportion. Or, cette partie de la population, si intéressante d’ailleurs à divers titres, n’a pas l’esprit de suite, la persévérance, les habitudes laborieuses, qui sont la première qualité du cultivateur. Le métis lui-même, avec sa riche nature, son énergie, sa hardiesse, n’est guère plus propre à l’agriculture. Il lui faut le grand air, les grandes chasses, les courses lointaines et les hasards de la vie des plaines. Vers le 15 juin, il se met en route, et il ne rentre pas à la rivière Rouge avant le 20 août ou le 1er  septembre. Deux divisions, de six à sept cents hommes chacune, sans compter les Indiens, représentant un effectif total de mille à douze cents chevaux, d’autant de charrettes, et précédées l’une et l’autre de plusieurs centaines de chiens, décampent, aussitôt les beaux jours venus, pour aller chasser le bison dans le sud et dans le sud-ouest. À quelque distance, on procède à l’élection du président ou partisan, c’est-à-dire du chef qui doit commander la division, et qui nomme à son tour un certain nombre de capitaines. Une discipline sévère est en effet nécessaire au succès de l’expédition, autant qu’à sa sécurité, les Sioux et d’autres tribus indiennes étant en guerre avec les métis. Ces dispositions prises, on continue, et après

  1. L’étendue des terres cultivées, évaluée en 1849 à 6342 acres, ne dépassait pas 8800 acres en 1856, augmentation peu considérable pour une période de sept années. Pendant la même période, le chiffre des têtes de bétail, en y comprenant les races ovine, bovine et porcine, ne s’est élevé que de 10 675 a 16 989.