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au capitaine Palliser. Il nous y attend depuis longtemps, et le capitaine n’aime point attendre. Ses préparatifs sont terminés. Il a engagé douze hommes, acheté trente chevaux, réuni sept charrettes et il s’est procuré des vivres pour quinze jours au moins. Le signal du départ est donné, et, par une belle matinée de juillet, la caravane se met en marche dans la direction de la frontière des États-Unis. Voici d’abord le capitaine, puis M. Hector et M. Sullivan, tous trois à cheval, encore vêtus à l’européenne, rasés de frais comme à Paris ou à Londres. M. Bourgeau, plus modeste, suit paisiblement dans sa charrette, au milieu de ses ballots de plantes, sa grande boîte de fer-blanc suspendue à côté de lui. Partout un pays magnifique, des terres d’une fécondité merveilleuse, de beaux chênes, principalement sur la rive droite. Le 24 juillet, les voyageurs atteignaient la frontière de l’Union et peu après Pembina, masure, qualifiée de bureau de poste, et habitée seulement par une Indienne, incapable de lire une adresse ; ce qui n’empêchait pas les lettres d’arriver à peu près régulièrement de Pembina à New-York et à Londres.

Rentrant ensuite sur le territoire britannique et remontant dans la direction nord-ouest, l’expédition prit la route du fort Ellice, situé près des lacs Qui-Appelle. De là elle s’avança vers l’ouest jusqu’à la branche sud du Saskatchewan, sous la conduite d’un nouveau guide. On l’appelait le Pacificateur ; il savait lire et il appartenait à la nation des Crees. Ce quacker des prairies, prêchait la paix à ses compatriotes, aussi bien qu’à leurs ennemis les Pieds-Noirs. Deux ou trois fois déjà on l’avait vu pénétrer seul sur le territoire de ces redoutables nomades, sans armes, sa pipe à la main ; il était allé s’asseoir au feu de leurs campements, les étonnant par sa témérité, les subjuguant par son bon sens. Chaque fois il avait réussi. La paix s’était conclue et l’intrépide médiateur avait pu regagner sa loge, ramenant quelques beaux chevaux, présent de ses nouveaux amis.

Alphabet des Indiens Crees, inventé et propagé par les missionnaires.

Vers la fin de septembre, les voyageurs atteignaient Carlton, où ils devaient hiverner ! C’est un tout petit fort en bois, d’un seul étage, résidence d’un simple commis. Les cheminées sont en terre, soutenues par de grandes poutres.

Quelle perspective que celle d’un hiver passé dans de pareilles conditions, avec la neige pendant six mois, et de la viande de bison pour toute nourriture ! Le capitaine en avait vu bien d’autres, et il n’était pas homme à s’effrayer d’un mauvais gîte. Peut-être, cependant, ne fut-il pas fâché que les intérêts de l’expédition l’appelassent au Canada pour se concerter avec sir John Simpson, le gouverneur de la Compagnie de la baie d’Hudson, et ensuite à New-York, pour y attendre de nouvelles instructions. À peine arrivé à Carlton, il repartit pour la rivière Rouge par un froid glacial, perdit son cheval à Pembina, et n’atteignit Crow-Wing, dans le Minessota, qu’après une marche forcée de quatre cent cinquante milles au milieu des neiges. De la, un peu en charrette, un peu en traîneau, un peu en chemin de fer, il parvint enfin à gagner Montréal, d’où il expédia son troisième rapport, puis New-York, terme de son voyage, un voyage de plus de neuf cents lieues. Tout autre, au lendemain de pareilles fatigues, se fût tranquillement établi à cet hôtel du Louvre de New-York, qu’on appelle Astor-House, le même dont il avait gardé un si bon souvenir lors de son premier voyage. L’infatigable Palliser partit pour la Nouvelle-Orléans, sur le golfe du Mexique, à huit cents lieues plus au sud, pour tuer le temps en attendant son courrier.

Tandis que le capitaine courait le monde, que faisaient les hôtes de Carlton ? Le docteur Hector chassait le long du Saskatchewan et battait les environs ; M. Bourgeau restait au fort, réfléchissant sans doute à l’étrange concours de circonstances qui, de son village de Savoie, l’avait conduit au fond de l’Amérique du Nord. Cet intelligent collecteur, depuis longtemps apprécié du monde savant, avait, lui aussi, dans le cours de sa laborieuse carrière, parcouru bien du chemin. Il avait exploré l’Espagne, la Corse, l’Algérie, Palma, Fortaventure, Lancerote, tout le groupe des Canaries, et enrichi les musées de l’Europe de magnifiques herbiers. L’hiver suspendant ses travaux, il se rappelait qu’il était né sur les flancs du Mont-Brison, au pied des chalets. Il venait en aide à l’inexpérience des habitants de Carlton et leur apprenait à faire du beurre ; grâce à lui, si l’on manquait de pain, la galette ne manqua jamais pour le thé du soir. Quand la provision de bison fut épuisée, ce fut lui qui approvisionna le fort de lièvres pris au collet. Cinq cents de ces animaux passèrent successivement sur la table commune, mets peu varié assurément, mais très-enviable en cas de disette. Vers le commencement de novembre, si je ne me trompe, la petite colonie s’accrut d’un nouveau venu dans la personne du lieutenant