Page:Le Tour du monde - 01.djvu/299

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moins une route carrossable. L’expédition s’était faite pour éclaircir ce problème ; elle s’en allait convaincue que le problème était résolu. M. Palliser l’écrivait à Londres de cette même maison d’Edmonton ; c’était aussi l’opinion du docteur Hector, et lord Bury, devant la Société géographique de Londres, exprimait la même conviction. Chimères ! dira-t-on. C’est possible ; mais les chimères de la veille sont souvent les réalités du lendemain.


Le fort Colville. — le suicide chez les Indiens Chualpays. Assassinat du docteur Withman. — Chimney-Rocks. — Une sépulture indienne. — Vancouver. — Les placers. — Avenir de Vancouver et de la Colombie anglaise. — Conclusion.

Les instructions du capitaine, je crois l’avoir indiqué plus haut, ne l’autorisaient pas à conduire le personnel de l’expédition au delà des montagnes Rocheuses, mais elles le laissaient d’ailleurs entièrement libre de sa personne. Il pouvait, si bon lui semblait, continuer vers l’ouest, traverser la Colombie anglaise et pousser jusqu’au Pacifique, À peine ai-je besoin de dire que M. Palliser n’hésita pas à préférer ce dernier parti.

Pendant que le printemps ramenait en Europe les moins aventureux des hôtes d’Edmonton-House, le capitaine leur souhaitait un bon voyage et reprenait le chemin des montagnes. Un fois de plus il tournait le dos au vieux monde, se dirigeant vers le grand Océan. Ici les détails nous manquent. Nous savons seulement qu’à la date des dernières nouvelles il avait atteint le fort Colville.

Ce fort, situé sur le territoire des États-Unis, au bord de la Colombie, est bien connu des voyageurs. Il s’élève au milieu d’une oasis de verdure, que bordent de toutes parts des rochers nus ou des plaines sablonneuses. Plus près de la rivière, au-dessus d’une magnifique chute d’eau, s’échelonnent les loges d’un village indien, dont la population peut être évaluée à cinq cents âmes. Ces braves gens sont de mœurs assez douces ; ils vivent de pêche, de chasse, traitent les missionnaires avec les plus grands égards, et seraient d’excellents chrétiens s’ils les écoutaient autant qu’ils les aiment. Mais à en juger par les faits, il est permis de supposer que l’attention qu’ils leur prêtent n’égale pas le respect qu’ils leur portent. Il faudrait aller à Hanking pour trouver, toute proportion gardée, autant de cas de suicides. La rivière de Colombie n’a rien à envier au Yang-tsé-Kiang. Qu’un pêcheur ait été malheureux, qu’un chasseur revienne les mains vides, il se brûlera la cervelle tout comme un Chinois qui s’ennuie. Les femmes ne font pas plus de cas de la vie, et l’on cite l’exemple de deux rivales, toutes deux jalouses l’une de l’autre, qui se pendirent le même jour à deux arbres de la même forêt.

J’extrais ces détails de la relation de M. Kane, non pas le célèbre navigateur dont nous avons donné plus haut le récit, mais M. Paul Kane, artiste canadien, qui, de 1845 à 1848, explorait cette même région. Si, comme tout autorise à le croire, M. Palliser se propose d’atteindre Vancouver, s’il s’y trouve même à l’heure qu’il est, comme c’est probable, peut-être me sera-t-il permis, sans attendre le récit de son voyage, de donner une idée du pays qu’il a dû traverser.

Partant de Colville, nous nous laisserons emporter par le courant de la Colombia, ce beau fleuve, dont le capitaine Palliser apercevait le cours sinueux du haut des montagnes Rocheuses, qui de là se dirige vers le sud-ouest, entre ensuite dans les États-Unis, et, tournant brusquement à l’ouest, puis au nord-ouest, va se jeter dans le Pacifique.

Voici d’abord, sur la rive droite, le fort Okanagan et plus loin, sur la rive gauche, le fort Walla-Walla. Nous sommes sur le territoire des Indiens Nez-Percés. Comme leurs compatriotes de la haute Colombie, on les dit pleins de respect pour les missionnaires, mais il paraît que pas plus, dans le nouveau monde que dans l’ancien, il n’y a de règles sans exception.

C’était en 1847 ; la petite vérole sévissait alors parmi les tribus de l’ouest et y causait d’épouvantables ravages. En vain l’excellent docteur Withman, un missionnaire de la secte des presbytériens, dont la résidence était assez voisine du fort, se multipliait-il pour combattre le fléau. Le fléau sévissait toujours, ce qui diminua quelque peu, dans l’esprit des Indiens, la considération dont jouissait le docteur. Quelques mauvaises langues allèrent jusqu’à prétendre que loin de les guérir de la maladie régnante, c’était lui qui la leur donnait, et comme, depuis que le monde est monde, les idées les moins raisonnables sont toujours les mieux accueillies, on résolut de combattre la petite vérole dans la personne de M. Withman. Un beau jour, Tit-au-Kité, le chef de la tribu, se présentait à la mission, pénétrait chez le docteur, et, tirant son tomahawk de dessous sa robe de bison, lui fendait le crâne d’un revers de main.

Mme Withman ne fut pas épargnée ; on l’éventra à coups de couteau. Plusieurs émigrants, qui étaient de passage à la mission, périrent de même au milieu d’affreux tourments.

J’espère pour M. Palliser qu’il n’aura pas eu à traverser le pays en temps d’épidémie et qu’il aura pu considérer sans danger les deux gigantesques cheminées qui se dressent, pareilles à deux tours, au-dessus du confluent de la Walla-Walla (p. 289). C’est une des curiosités du pays. C’est aussi le point de repère des voyageurs, le phare naturel de ces immenses solitudes. La rivière Colombia coule au pied des Chimney-Rocks. Nous continuerons à la descendre jusqu’au fort Vancouver qui, après avoir appartenu longtemps à la Compagnie de la baie d’Hudson, appartient aujourd’hui, depuis la rectification des frontières, aux États-Unis d’Amérique.

Entre le fort et le Pacifique, sur la rive droite du fleuve, se jette la rivière Cowlitz. Les bords de cette rivière, que remonta M. Kane pour se rendre à Vancouver, et qu’a peut-être remontée M. Palliser, à moins qu’il n’ait préféré prendre la route de mer, sont habités par de nombreuses tribus indiennes. Leurs lieux de sépulture ont un caractère tout particulier. À distance, on dirait d’immenses chevaux de bois, et l’on se croirait à la porte de quelque fantastique gymnase bien plus qu’à