Après avoir recommandé à Timaff de ne pas laisser les Hyemchicks faire volte-face, nous nous mîmes en route, et à huit heures nous étions à la station de poste. Notre officier, porteur de dépêches, avait prié, à sa manière, le maître de poste de tenir des chevaux à notre disposition. Ce fut à peine s’il fut nécessaire d’ajouter à ses sollicitations, les nôtres, c’est-à-dire cinq ou six coups de fouet ; on nous servit de suite. Vers le milieu de la journée, par une chaleur bienfaisante, nous arrivâmes au village de Sourham, situé à l’entrée d’une gorge et protégé comme Gorij, par un magnifique château fort qui commande le passage.
À compter de ce point, on ne gravit plus de pentes douces. On a devant soi une vraie montagne, et, suivant ce que nous assurèrent les Hyemchicks, c’était la dernière ; nous montâmes bravement à l’assaut. Une heure après, nous étions au sommet de la chaîne dont l’arête relie la branche du Caucase, qui s’étend jusqu’à Anapa, dans la mer Noire, à celle qui s’étend dans la Turquie d’Asie et la Perse.
Nous étions assez contents de nous. Nous l’avions donc franchi ce mont infranchissable !
Il s’agissait maintenant de descendre. Ce n’était pas, à mon gré du moins, matière à rire ; j’ai toujours trouvé les montées plus faciles. Quoi qu’il en fût, le traîneau partit joyeusement. Après une heure de course, le terrain commença à se déprimer sur la gauche ; puis la pente devint plus rapide, les arbres reparurent, la neige diminua ; de ce côté, elle est toujours moins abondante. Le chemin, au lieu de suivre une ligne droite, tournait à droite, puis à gauche, et toujours s’enfonçant. En dépit des zigzags, nous allions comme le vent, si bien que le terrain vint tout à coup à nous manquer à gauche, et nous nous trouvâmes au bord d’un précipice, au fond duquel bruissait un torrent. Un mouvement habile nous détourna fort à propos. Nous recommençâmes notre course échevelée ; il nous semblait à chaque instant que nous allions galoper sur les cimes des arbres qui se déroulaient devant nous comme une prairie.
Arrivés à un petit village, nommé Tsippa, notre interprète nous montra une gorge et un rocher qu’on appelle le château de Jason. Ce souvenir de l’antiquité nous annonçait la Mingrélie : nous l’accueillîmes avec plaisir.
Le torrent qui roulait à notre gauche est une des sources du Quirill.
Cependant nous n’en avions pas encore fini avec ce malheureux Sourham. Les avalanches avaient obstrué le chemin. Il fallut souvent dételer, transporter le traîneau, et passer un à un. À d’autres endroits, le chemin s’était effondré ; ailleurs la neige avait couvert le lit d’un petit torrent qui traversait la route : notre conducteur arriva sans méfiance au grand galop, la neige céda, et je fus lancé pour la seconde fois au milieu de l’eau.
Nous n’avions pas mangé depuis le matin, et la station n’apparaissait pas. À chaque instant, le chemin devenait plus mauvais. Le traîneau continuait à verser de cent en cent pas ; nous le suivions à pied, ce qui n’était pas fort au gré de notre estomac. Peu à peu, nous étions descendus, au fond d’une gorge, et insensiblement la nuit apparaissait ; ce n’était plus dans la neige, mais dans l’eau que nous étions menacés de camper. Pour comble d’ennui, la neige se remit à tomber avec fureur.
Vers huit heures et demie, nous aperçûmes enfin un petit village qu’on appelle Molite. Nous entrâmes dans une espèce d’auberge, où chacun de nous se mit à dévorer tout ce qu’on voulut bien lui offrir. La station n’était plus qu’à trois verstes ; nous y étions abrités à dix heures du soir, épuisés de fatigue ; mais nos bagages et Timaff étaient encore en arrière, à la garde de la Providence.
Le lendemain, en nous éveillant, nous entendîmes un grand nombre de voix au dehors : c’étaient des journaliers qui déblayaient la station littéralement ensevelie sous la neige. Je regardai deux cabanes en face ; la neige amoncelée sur leur toit en doublait la hauteur.
Nous envoyâmes au-devant de nos bagages ; on trouva notre impassible caporal installé dans une bicoque ; on lui avait encore une fois enlevé ses chevaux ; mais au lieu de se tourmenter pour trouver un moyen de locomotion quelconque, il prenait patience. Les rôles étaient renversés : on nous l’avait donné pour nous aider et nous protéger au besoin, c’était de nous qu’il attendait aide et protection. Notre envoyé parvint à se procurer des bœufs. En attendant que ces patients animaux tirent vers nous nos embarrassants colis, nous faisons connaissance avec un personnage qui nous intéresse, c’est un noble iméritien. Il vient d’arriver derrière nous, suivi de ses deux noukers. Son air est doux et grave ; sa figure est remarquablement belle. Il porte le costume géorgien, avec cette seule différence, que le bonnet pointu est remplacé par le turban blanc dont l’extrémité passe sous son, menton ; un simple poignard est passé à sa ceinture ; comme nous, il porte des bottes montant par-dessus les genoux, ce qui est de toute nécessité par ce temps affreux.
Il nous trouve achevant de préparer de nos propres mains un abondant dîner, et nous le prions d’en prendre sa part, mais il refuse, c’est pour lui jour maigre. Quelques minutes après, il nous envoie un poisson salé en nous priant de l’ajouter à notre repas ; nous l’acceptons très-volontiers.
Après le dîner, nous allons lui faire visite dans la seconde salle de la station. Il est assis sur le divan, et joue d’une mandoline à très-long manche. Il s’interrompt, mais nous le prions de continuer, ravis d’entendre quelques airs nationaux de l’Iméritie.
Je lui demande la permission de faire son portrait. Il paraît me l’accorder avec plaisir, et la soirée se passe ainsi, à dessiner, à chanter et à causer.
Le lendemain, nos bagages arrivèrent, le temps était beau. Nous nous réunîmes en route sur trois traîneaux,