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chose difficile. De temps en temps de subits mouvements dans les arbres nous dénonçaient la présence de quelque gibier inconnu de grande taille que notre passage inquiétait. Le prince nous assura que ces forêts, presque impénétrables, abondent non-seulement en bêtes fauves de toute espèce, mais aussi en très-grands serpents verts et noirs, dont il n’est pas aisé d’éviter les morsures. Un autre inconvénient est la multitude de flaques d’eau qui s’opposent à toute marche régulière. Le soleil, si ardent qu’il soit dans ces contrées, est impuissant à dessécher ces marécages protégés contre les rayons par les masses d’ombre que projettent les voûtes de verdure. Ce sont des repaires de fièvres mortelles. Pas un bruit, sinon le nôtre ; la solitude partout. Irrésistiblement attirés, nous débarquâmes dans une anse qui avait l’air de nous tendre les bras, et nous pénétrâmes dans ces ténébreux séjours. À l’intérieur comme au bord, les arbres centenaires tombent les uns sur les autres. Quand un de ces géants s’est couché, entraînant avec lui quelques-uns de ses voisins, il pourrit à moitié dans l’eau, et sur son cadavre la végétation naît, grandit, se multiplie, s’étend de tous côtés avec une incroyable puissance. On ne saurait faire plus de cinquante pas sans se servir de la hache. À vrai dire, on ne voit pas la terre : on marche sur des débris d’arbres ou dans l’eau, à travers des barrières de lianes et de convolvulacées gigantesques. Il fallut nous arrêter ; mais la tentative, pour avoir échoué, n’en avait pas été moins intéressante.

Nous revînmes au bateau, enchantés du peu que nous avions vu. Nos trois scopsis (car c’étaient des scopsis qui nous servaient de bateliers) étaient impassibles à leurs rames ; ils seraient restés là trois jours sans indiquer par le moindre signe s’ils étaient satisfaits ou non. Ces malheureuses créatures sont devenues entièrement passives. L’argent excepté, tout leur est indifférent. ’

On s’avisa qu’il était temps de déjeuner. Nos canards, tout succulents qu’ils parussent devoir être, ne pouvaient se préparer convenablement dans un bateau. Nous nous contentâmes de quelques provisions froides auxquelles notre prince rose joignit un large morceau d’esturgeon fumé.

Quand vint la nuit, nos scopsis nous débarquèrent sur la rive gauche, nous indiquant une grande maison d’apparence douteuse et plus faite pour abriter des chevaux que des hommes.

En effet c’était une écurie ; les voyageurs n’y étaient que tolérés.

Dès l’entrée, nous fûmes à demi suffoqués par la fumée d’un grand feu placé au milieu de l’unique pièce de cette étrange hôtellerie que formaient quatre clôtures en bois, servant de murailles. La fumée s’échappait, comme elle pouvait, par les lézardes et les trous, œuvre du temps. De chaque côté, des chevaux se reposaient ; ils étaient chez eux ; autour du feu causaient et fumaient des Mingréliens, des gens du Gouriel, d’Érivan, des Arméniens, des hommes de la montagne et enfin des Turcs, dont l’un, pittoresquement affublé, portait à sa ceinture et sur son dos plus d’armes qu’il n’en eût fallu à six personnes : il avait tout l’air d’un arsenal.

Personne ne fit attention à nous. Suivant notre usage, nous transportâmes une poutre près du foyer et nous nous mîmes en devoir de confectionner notre souper. On nous apporta une partie de notre gibier et nous fûmes assez heureux pour trouver là deux garçons qui attendaient le prince ; ils se mirent à préparer des broches en bois pour rôtir nos volatiles. Nous préparâmes à la fois notre souper du soir et nos deux repas du lendemain. Quand nos voisins virent ces formidables apprêts culinaires, comme ils n’étaient pas dans le secret de notre prévoyance, ils s’imaginèrent que nous allions tout manger, et ils commencèrent à exprimer à haute voix leur admiration. Le petit Turc surtout ne put réprimer sa curiosité ; il nous demanda avec un grand sérieux si nous allions réellement absorber, à nous seuls, cette quantité fabuleuse d’animaux. Avec non moins de gravité nous lui répondîmes affirmativement, en le priant de vouloir bien toutefois nous aider, ce qu’il accepta de grand cœur. Notre cuisine s’avança grand train, et, grâce aux assaisonnements tirés de notre boîte, elle répandit une odeur qui finit par attirer toutes les attentions. Le premier canard cuit fut délicatement découpé et offert aux appétits les plus pressés. Cette manœuvre nous gagna les sympathies de toute la société ; la conquête en fut achevée par la libéralité d’une outre de vin de Mingrélie, qu’un des hommes du prince était allé chercher dans le village.

Seulement ceux de nos hôtes qui étaient musulmans jugèrent convenable de faire placer devant eux une cruche d’eau ; mais ce fut une pure formalité.

Le repas achevé, chacun s’arrangea pour fumer ou dormir. Il fallut de temps en temps intervenir dans les querelles des chevaux, qui n’étaient pas sans inconvénient pour notre groupe campé en cercle au milieu du hangar.

Le lendemain, au lever du soleil, nous sortîmes pour visiter les environs. Un groupe de gens habillés de toutes couleurs attira notre attention : c’était un convoi funèbre qui menait un habitant du village à sa dernière demeure. La femme du défunt marchait derrière le corps, en s’arrachant les cheveux et se meurtrissant le visage. Les amis et les parents qui l’accompagnaient, la secondaient de leur mieux avec de grands gémissements. Nous suivîmes, à peu de distance, jusqu’au bord de la tombe. Un prêtre grec prononça quelques prières ; on eut beaucoup de peine à empêcher la pauvre veuve de se faire ensevelir avec son époux ; mais, chose étrange ! dès que la cérémonie fut terminée, veuve et assistants reprirent le chemin de leurs habitations, très-calmes, en apparence tout consolés, et conversant avec une vivacité assez allègre. — Les rites, monsieur, les rites ! me dit gravement un de nos convives de la veille.

Nous descendîmes à notre bateau où nos scopsis commençaient à s’éveiller. On s’empressa d’embarquer nos vivres, et nous partîmes sans le prince Inghéradzé. Ses chevaux étaient arrivés au hangar, et il les préféra naturellement à la lenteur de la navigation.

Le magnifique panorama des bords du Phase en-