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« La garde de cette ancienne citadelle a été confiée au Castor Noir, qui pendant la guerre du Mexique a rendu aux États-Unis beaucoup de services en qualité de chasseur et de guide. Des gens de sa tribu se sont fixés aux environs et vivent sous son égide. Les fortifications étaient telles qu’elles doivent être dans ces contrées sauvages. Six blockhaus, bâtis en angle droit, sur la lisière d’un bois, à un mille de la Canadian, servaient autrefois d’habitation aux soldats, tandis qu’un grand espace, entouré de hautes palissades, abritait les troupeaux qu’on y parquait dans les temps de danger. Des familles de Delawares ont pris possession des baraques inoccupées et continuent la culture des champs de maïs, dont les récoltes n’étaient pas destinées pour elles. Des animaux domestiques de toute espèce se multiplient sans peine. Si quelque Pawnee ou Comanche ose s’aventurer pour voler chez cette poignée de Delawares, il peut être certain que le lendemain, sa chevelure séchera en espalier à la porte du Castor Noir. Car, bien qu’il ne reste plus que des débris de cette grande et puissante tribu, cependant chaque membre isolé a conservé intacts les mœurs et le courage de ses ancêtres, et est comme autrefois la terreur de ses ennemis, ainsi que le fidèle défenseur de ses amis.

« Les Delawares, réduits au nombre insignifiant de 800 individus, habitaient à l’origine la partie orientale des États de Pensylvanie, de New-Jersey et de Delaware. Leur destinée fut, comme pour les Shawnees, de conquérir toujours de nouveaux territoires, qu’ils étaient ensuite obligés de céder au gouvernement. On les chassait toujours vers l’ouest, et sur la portion de terrain qu’ils occupaient provisoirement, ils devaient se défendre contre de puissants ennemis avec ces armes qu’ils emploient aujourd’hui contre les animaux sauvages pour se procurer de la nourriture et des vêtements. Bien des efforts ont été tentés pour les convertir au christianisme, mais inutilement. Chassés par les chrétiens des tombeaux de leurs ancêtres, trompés et trahis par ces étrangers, ils ont à leur tour repoussé les missionnaires… Placés aux limites extrêmes de la civilisation, sur la lisière même de la nature vierge, ce reste d’Indiens peut se livrer sans contrainte à ses goûts aventureux ; ils étendent leurs chasses jusqu’à l’océan Pacifique, et quelquefois on est des années sans les revoir dans leur campement. Il n’y a pas dans les montagnes Rocheuses de défilés secrets qu’ils ne connaissent, il n’y a pas une source dont ils n’aient goûté l’eau. Ils vont chasser l’ours gris en Californie, le buffle dans les plaines de la Nebraska, l’élan aux sources du Yellowstone et le mustang au Texas, scalpant à l’occasion quelques chevelures, soit au milieu d’un village inoffensif, soit sur la tête d’un ennemi. Cette manière de vivre fait qu’on les trouve rarement chez eux, et les caravanes doivent s’estimer heureuses quand elles peuvent en engager quelques-uns comme guides et comme chasseurs. Un Delaware n’a besoin de voir une portion de terrain qu’une seule fois pour la reconnaître après des années, de quelque côté qu’il s’en approche ; et là où il met le pied pour la première fois, un coup d’œil lui suffit pour indiquer l’endroit où il faut chercher de l’eau.

« Parfois les bêtes de somme s’éloignent pendant la nuit : déjà vous les croyez perdues et vous renoncez à les chercher à cause de la difficulté de suivre leur trace, ou bien dans la crainte des Indiens ; mais le Delaware suit leur piste pendant des jours et même des semaines, jusqu’à ce qu’il ramène les fugitifs ; grâce à ces qualités, ce sont des guides très-recherchés, et leurs services ne peuvent se payer trop cher, car l’existence de toute une caravane en dépend. »

On essaya donc d’engager Si-Ki-to-Ma-Ker, dont la présence eût été fort utile pour l’expédition, mais on eut beau le cajoler et lui faire des offres séduisantes, il prétexta son état de maladie et son besoin de repos. Force fut aux voyageurs d’accepter les services d’un jeune Mexicain qui connaissait bien les Indiens et leurs idiomes. Vincent était son nom. Voici pour son caractère. On lui demanda ce qu’il ferait s’il tombait au pouvoir des Comanches, chez lesquels il avait déjà été prisonnier. « Je les saluerais, dit-il, comme d’anciennes connaissances et m’efforcerais de regagner leurs bonnes grâces ; mais je dormirais l’œil ouvert, l’oreille aux aguets ; à la première occasion, je fuirais après en avoir empoisonné ou massacré quelques-uns, et en emmenant leurs meilleurs chevaux. »

Le temps passa vite à la station du fort Arbuckle ; les uns faisaient des promenades chez les Delawares voisins, les autres allaient herboriser, chasser ou pêcher sur les bords de la Canadian, qu’on était sur le point de quitter pour la retrouver, il est vrai, plus tard derrière les Antelope-Hills ; le soir on se réunissait auprès du vieux Castor Noir, qui racontait ses aventures et surtout donnait aux étrangers d’utiles conseils pour les chasses à venir.

« Vous ne trouverez pas beaucoup de buffles dans cette saison, leur disait-il ; ils sont remontés vers le nord, parce que le soleil leur chauffe trop le poil ici, et quand ils reviendront en automne pour fuir la neige, vous aurez déjà franchi les montagnes Rocheuses, et vous traverserez un pays où jamais buffle n’a brouté. Peut-être rencontrerez-vous quelques traînards, gris de vieillesse, mais ils ne vaudront pas un coup d’éperon dans le ventre d’un cheval ; leur chair est dure et sans force, et leur langue tout au plus est mangeable. Mais vous trouverez en abondance des dindons et des cerfs à queue blanche, auprès des ruisseaux et sur la lisière de ces nombreux bouquets de bois qui bordent les rives de tous les affluents de la Canadian-River. À la vérité il faut savoir attirer le cerf à la manière des Delawares. Quand vous passez près d’un bois, imitez, au moyen d’un sifflet, les plaintes du faon ; le père, qui a déjà quitté ses petits, accourt d’un bond précipité vers l’endroit d’où est parti le cri, et devient facilement la proie du chasseur. Si l’un de vous autres veut chasser le cerf de cette façon, qu’il tienne ses yeux grands ouverts, car la panthère et le jaguar se laissent également tromper par le sifflet, et leur élan est si rapide qu’il est difficile de les viser assez pour leur envoyer