depuis les juges jusqu’aux spectateurs qui remplissaient en même temps l’office de gendarmes. Les jurés américains contrastaient par leur costume et leur figure avec les Mexicains ; les premiers fumaient la pipe ; les seconds la cigarette. Les juges siégeaient devant une table de bois brut, où s’étalaient des revolvers, en guise d’acte d’accusation. Les prisonniers étaient sur un banc, au milieu de l’assistance. Trois furent condamnés à mort, et pendus peu d’heures après. Le chef, pris quelques jours plus tard, eut un sort pareil ; dès lors la ville de Socorro fut tranquille, et les habitants au lieu de s’enfermer et de se barricader dans l’intérieur de leurs habitations, purent se mettre le soir sur le seuil de leur porte pour respirer le frais.
Or, ce qui se passait à Socorro, avait aussi lieu sur bien d’autres points. Heureusement on n’avait à craindre rien de semblable à Santo-Domingo ni à Albuquerque, où l’expédition arriva bientôt, annoncée par le journal hebdomadaire de la localité, Amigo del Païs. D’ailleurs, la station militaire d’Albuquerque était alors commandée par un vieux soldat, le père Fitzwater. Un des officiers de la troupe de M. Whipple en raconta ainsi l’histoire :
« Ce vieux compère est une des curiosités de la ville ; il n’a pas dans tout son corps un membre qui n’ait été cassé, déchiré, recousu ; sa jambe gauche tient au moyen d’une barre de fer, aussi ne peut-il monter à cheval que du côté droit ; il a gagné la plupart de ses cicatrices dans les escarmouches avec les Indiens, et ses blessures les plus dangereuses dans notre guerre contre le Mexique. C’était déjà un vieux sergent, mais aussi dur à la fatigue que le plus jeune soldat ; dans je ne sais plus quelle bataille, il se battait adossé à une muraille de granit quand une balle, après avoir percé le cou de son voisin, rebondit contre le mur avec une telle force que des éclats du granit sautèrent de tous côtés et que l’un d’eux creva un œil du pauvre Fitzwater ; il se tourna la face ensanglantée vers un de ses camarades, et lui dit : « Rien de pareil ne m’est encore arrivé ; jusqu’à ce jour, je croyais qu’une balle qui avait déjà fait son effet ne pouvait revenir sur ses pas ; il est bon seulement qu’elle ne m’ait pas attrapé l’œil droit. » Et, ce disant, il déchargea tranquillement son fusil contre un Mexicain. Après la guerre, il se chargea du transport de la poste du Texas à Santa-Fé et vice versâ, et ce fut là surtout qu’il eut affaire aux Indiens et fit preuve de sang-froid autant que de courage. Ses ennemis les plus acharnés étaient les Apaches, qui le suivaient partout et tâchaient de s’emparer de lui. Un matin, c’était non loin d’El-Paso, le vieux était en train de préparer un rôti et du café pour son déjeuner, quand tout à coup il se vit entouré par un groupe d’Apaches dont la physionomie n’annonçait rien de bon ; la résistance était inutile, car au même moment où il aurait saisi ses armes, un tomahawk lui eût brisé le crane : donc, sans se déconcerter, il invita, dans le plus grand calme, les sauvages à s’asseoir et à se servir du rôti, tandis qu’il leur verserait du café. Ce sang-froid du soldat, joint à la gracieuseté de son invitation, surprit tellement les Apaches, produisit sur eux une si vive impression qu’ils obéirent involontairement, profitèrent du repas et après avoir satisfait leur appétit, se retirèrent sans l’inquiéter, sans le dépouiller ; « mais, disait-il, je leur aurais plus volontiers donné à goûter mon long couteau que du café avec du sucre. »
On devait passer quelque temps à Albuquerque ; car on attendait des renforts pour continuer le voyage jusqu’à l’océan Pacifique. Le camp avait été dressé à quelques centaines de pas de la ville ; le jour, chacun restait dans sa tente et se livrait à ses travaux particuliers ; mais le soir, dès que la cloche de l’église sonnait pour annoncer la danse (il n’y a pas d’autre signal), les travailleurs allaient en ville prendre part aux fandangos ; le vieux Fitzwater était là, non pas en qualité d’acteur, mais excitant les autres à la danse et contant ses aventures.
« Les villes du Nouveau-Mexique, dit M. Möllhausen à propos d’Albuquerque, sont en général mal situées. Au fond de vallées profondes, bornées par des rochers nus, s’élèvent des maisons à un étage, en partie cachées par des arbres fruitiers, qui, à part quelques alamos, sont les seuls arbres du pays.
« Il en est de même d’Albuquerque, située à cinq cents pas du Rio-Grande ; son aspect est laid, on dirait une ville en ruines. L’église seule, avec ses deux tours, s’élève au-dessus des autres bâtiments, et fait croire d’abord que la ville est plus considérable qu’elle n’est en réalité. Les maisons, l’église, les baraques et les écuries de la garnison sont construites à la manière mexicaine, avec des pierres séchées a l’air (adobes) ; la matière employée est tout simplement la terre de la vallée, mêlée pour plus de solidité, avec de la paille et de petites pierres. Les murailles ont de 0m,33 cent. à 1 mètre d’épaisseur ; outre les portes, elles ont peu d’ouvertures pour le jour ; les maisons n’ont qu’un rez-de-chaussée, quelquefois exhaussé par une marche en terre ; l’intérieur est simple, pourtant il ne manque pas d’un certain comfort, et chez les habitants aisés on trouve des appartements très-propres blanchis à la chaux ; le parquet à la vérité y est inconnu ; le plancher n’est que la terre battue qui, en certaines demeures, est couverte de nattes et de tapis.
« Dans ces derniers temps, Albuquerque a pris quelque importance à cause de la garnison américaine, et depuis lors elle a gagné en extension ; mais elle est bien au-dessous de Santa-Fé et d’El-Paso, qui sont depuis longues années les principales villes de commerce des régions de l’ouest.
« Le nombre des habitants est de six à huit cents ; la plupart se livrent au commerce et à l’élève du bétail ; mais la plus grande partie de la population se compose d’individus mal famés, de joueurs toujours prêts à reprendre au soldat sa paye, de voleurs qui n’attendent que l’occasion de s’enfuir avec les chevaux et les mulets des habitants, et ne reculent pas devant le meurtre pour