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à de petites collines qui, creusées en partie, forment l’habitation proprement dite ; devant la porte, à la hauteur du monticule ou plutôt du mur de terre, s’étendait un large toit soutenu par de solides poteaux et constituant une espèce de vestibule ; on y voyait de grands vases en terre destinés à conserver la farine et les provisions de grains, les ustensiles domestiques pour l’usage journalier, des corbeilles et des plats d’osier imperméable, et des calebasses. Auprès de chaque demeure, nous aperçûmes de petites constructions, ayant un aspect particulier, et dont il était assez difficile de deviner la destination. Des pieux, de 1m,32 à 1m,64 de long, fichés en terre, entouraient un espace de 1 mètre à 1m,64 de diamètre ; ils étaient tressés avec des branches d’osier et formaient ainsi de grosses corbeilles isolées, surmontées d’un couvercle rond et saillant. Vous eussiez dit des pavillons chinois. C’étaient simplement des magasins que les propriétaires avaient remplis de fruits du mezquit et de petites fèves. Ce n’est pourtant pas la nourriture habituelle de ces Indiens ; mais ils garnissent ainsi tous les ans leurs magasins, afin de ne pas être pris au dépourvu, quand la récolte est mauvaise ou quand elle manque tout à fait. Ces fruits se gardent pendant plusieurs années ; car les Mohaves ne complètent pas cette provision en une seule récolte, et il leur faut bien des années pour combler ces greniers d’abondance. Ce souci de l’avenir, cette prévoyance en cas de mauvaise récolte ou de disette, je n’en avais remarqué aucune trace chez les tribus, à l’ouest des montagnes Rocheuses ; il est vrai que dans les forêts et les prairies fertiles en gibier, ces précautions sont inutiles.

« Notre apparition au milieu des demeures des indigènes fit sensation… Nos barbes, que nous avions laissées croître depuis près d’une année et qui nous descendaient sur la poitrine, excitaient surtout l’hilarité des femmes. Déjà, dans notre camp, plusieurs d’entre elles avaient essayé de les tâter, pour s’assurer que c’étaient bien des barbes naturelles ; ici, elles se contentaient de rire de loin à gorge déployée sur notre passage, se tenant la main devant la bouche, comme si notre vue leur causait de la répulsion. Ce qu’il y a de curieux, c’est que leurs maris ont eux-mêmes beaucoup de poils au visage, phénomène singulier chez la race cuivrée ; mais ils s’entendent à merveille à les couper ou à les brûler avec des pierres. »

La traversée du Colorado ne fut pas une opération aisée. On avait choisi un endroit, où s’élève une île au milieu du fleuve. À l’aide d’un bateau imperméable, qu’on avait transporté dans les bagages depuis le Texas, et d’un radeau construit sur place, on parvint dans l’île ; les mulets étaient entrés dans la rivière sans résistance ; il n’en fut pas de même des moutons ; à peine eurent ils mis dans l’eau le bout de leurs pieds, que, saisis d’une terreur panique, ils s’enfuirent et disparurent dans les buissons. L’hilarité des Indiens ne connut plus de bornes ; toute la bande courut après les moutons, les dépassant à la course, et le bois les déroba à nos regards ; et, comme nous avions encore une bonne distance à parcourir jusqu’à l’océan Pacifique, chacun de nous crut bien que, pendant ce trajet, c’en était fait de la viande de mouton pour notre dîner ; mais on se consolait en pensant que la chair de mulet en tiendrait lieu. Qui jamais eût pensé revoir nos bêtes dont les sauvages s’étaient emparés ? Eh bien ! nous étions dans l’erreur ! car au bout d’un instant, ces géants, à la peau cuivrée, reparurent, chacun portant devant soi son mouton ; ils se jetèrent tête baissée dans la rivière ; ceux qui ne portaient rien les accompagnèrent à la nage. Les indigènes n’avaient jamais vu pareille fête ; ils entouraient le troupeau poussant des cris de joie, soutenant les faibles que le courant menaçait d’entraîner, ramenant ceux qui s’écartaient de la ligne droite, et tout cela avec les signes de la gaieté la plus vive, comme des enfants naïfs qui jouent et s’amusent. Ils arrivèrent ainsi dans l’île sans avoir perdu le moindre mouton. Leurs yeux témoignaient du plaisir qu’ils avaient éprouvé pendant cette course à la nage, avec des animaux qui leur étaient presque inconnus ; et déjà ils se réjouissaient à l’idée de repasser de l’autre côté dans la même compagnie.

Avant de faire ses adieux au Colorado, l’expédition visita quelques-unes des cabanes voisines, en tout semblables à celles de la rive opposée.

« … Au milieu, nous reconnûmes la place du foyer. Dans les nuits froides, c’est le lit des habitants, qui écartent soigneusement les charbons, et se couchent sur cet endroit chaud, fortement serrés les uns contre les autres. Quant à la religion de ce peuple, nous en apprîmes peu de chose, car la conversation ne pouvait se faire que par signes. Nous croyons pourtant avoir compris de cette façon, que les Mohaves brûlent les cadavres et anéantissent totalement la propriété du défunt, même ses cabanes et ses moissons ; toutefois il nous est impossible de fournir des preuves à l’appui. Ils se procurent du feu en frottant un morceau de bois contre un autre moins dur ; mais ils emploient rarement ce procédé ; il y a toujours dans une cabane ou dans l’autre des charbons ardents. Dans leurs migrations et leurs voyages, ils portent d’ordinaire à la main un morceau de bois allumé, à demi carbonisé. Dans la vallée du Colorado, on rencontre fréquemment de ces brandons jetés à terre et éteints. »

« On a mis en doute, dans les derniers temps, l’identité des tribus qui habitent la vallée du Colorado, et dont les missionnaires espagnols avaient fait mention les premiers. Cependant l’exactitude de leurs relations se confirme tous les jours. Bartlett parle des Genihuehs, des Chemeguabas, des Gumbuicariris et des Timbabachis ; mais en disant que leur existence est très-problématique. Or, dans notre voyage, nous eûmes des rapports avec les Chimehwhuebes, qui ne sont autres sans doute que les susdits Chemeguabas. Il est probable que d’autres tribus, dont le nom seul est connu, seront retrouvées peu à peu plus haut sur le Colorado ou dans les districts voisins. Le P. Kino, qui visita le Colorado en 1700, cite les Quiquimas, les Conpas-Baiopas et les Cutganes. De ces trois tribus, nous ne vîmes que les Cutganes ou Cutchanas ; ce furent les premiers indigènes qui nous saluèrent