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Gauthier de Brienne l’érigea en comtat. Je visitai avec soin une partie des murailles actuelles dont on attribue la construction aux Francs et même à saint Louis ; je me fis également montrer l’hôpital où la peste frappa si cruellement les soldats de Bonaparte. C’est un vaste magasin sur le bord de la mer où sont entassées pêle-mêle des marchandises, mais n’ayant nullement le caractère moresque dont Gros a bien voulu le gratifier dans son célèbre tableau. À cette occasion, je déplorerai la fatale tendance qu’ont les peintres qui traitent un sujet biblique ou évangélique de donner toujours à leur paysage la couleur africaine et moresque, comme si l’artiste avait étudié les sites et les monuments de la Terre-Sainte à Constantinople ou au Maroc. Selon moi, M. Bida seul a complétement évité ces erreurs de palette, ces anachronismes de peinture ; outre l’avantage résultant pour lui de son incomparable talent, il a vu et il a rendu ce qu’il a vu.

En Palestine, on reçoit l’hospitalité dans les couvents, auxquels il est d’usage, à cette occasion, d’offrir une aumône proportionnée à sa fortune. Cependant le pèlerin peut, pendant trois mois, visiter tous les lieux saints, résider dans les différents établissements des PP. Franciscains sans avoir à s’inquiéter autrement de lui-même, et sans qu’on lui réclame même l’obole du pauvre.

Après le déjeuner, j’envoyai chercher des chevaux ; pendant qu’on les amenait, j’allai jeter un coup d’œil sur le petit établissement des sœurs de Saint-Joseph, situé à côté du couvent latin, où une centaine de petites filles reçoivent l’instruction gratuitement et apprennent à manier l’aiguille ; puis je me mis en selle sans trop de regrets de quitter Jaffa.

Les jardins autour de la ville sont d’un aspect charmant ; l’odeur qui s’exhalait de leurs bosquets d’orangers et de citronniers finirent par me jeter dans un vague extatique ; je n’en fus tiré que par une apparition ; celle d’un village bâti sur une petite éminence à gauche de la route. C’est Yazour ; le petit monument, dont les neuf coupoles blanches se cachent au milieu d’un massif de sapins et des platanes, porte le nom de Aïn Dalab, fontaine des platanes. La tradition musulmane y place le tombeau du prophète Gad.

De tous côtés, la riche plaine de Saaron étale au soleil couchant ses épis dorés ; je foule en ce moment l’ancienne terre des Philistins, ces ennemis acharnés du peuple hébreu. Encore à gauche, voici le village de Beit Dedjan, la maison de Dagon, puis à ma droite Sarfand où, selon le martyrologe romain, fut enterré le prophète Jonas. Il est juste de dire que l’on voit également à Mossoul le tombeau du Voyant.

Une demi-heure après, je me faisais arrêter devant la Tour des Quarante-Martyrs, ruines d’une église élevée par les Templiers en l’honneur de quarante soldats chrétiens martyrisés en Arménie, et bientôt j’entrais au couvent latin de Ramlé qui a été bâti, dit-on, sur l’emplacement de l’ancienne maison de Joseph d’Arimathie.

À ne considérer que l’espace couvert par ses maisons, Ramlé semble une ville considérable, et cependant ce n’est qu’un bourg de deux mille habitants environ.

Par faveur spéciale, et à titre d’ancienne connaissance, les pères de Terre-Sainte me donnèrent, pour passer la nuit, la chambre où logea Bonaparte, lors de son expédition de Syrie. Je me fis réveiller de bonne heure afin d’avoir le temps de gagner la montagne avant la trop grande ardeur du soleil.

Au sortir de Ramlé, la plaine continue encore pendant trois heures en s’ondulant cependant un peu. Quelques villages s’y élèvent de temps en temps : Berrié (le désert), Kébab, Emmoas, l’ancienne Nicopolis, Latroun, patrie du bon larron Dimas. Ici je me détournai un instant de la route pour aller examiner les traces d’un vieux château fort élevé par les croisés. L’endroit était bien choisi ; ils dominaient ainsi l’entrée de la montagne et de la plaine.

À partir de Latroun, la route devient mauvaise, plus d’une fois les cailloux roulants font trébucher les pieds de mon cheval ; je me vois donc approcher avec satisfaction d’un magnifique bouquet de chênes verts où je fais halte pour déjeuner : ombre, fraîcheur, solitude, rien n’y manque, aussi j’y laissai passer les heures les plus chaudes de la journée.

Depuis l’entrée de la vallée, nous suivons l’itinéraire de l’arche qui, rendue par les Philistins, remonta à Keriat Yéharim pour être déposée dans la maison d’Abinadab. Ce Keriat Yéharim s’appelle aujourd’hui Elquarrié ; il est la résidence du terrible Abou-Gosch, cheik turbulent qui, sous prétexte de garder la route, intercepte toute communication entre Jaffa et Jérusalem, lorsqu’il n’a pas obtenu du pacha les avantages qu’il réclame. À l’entrée de ce village, je visitai le vaisseau intact encore, mais fort dégradé, d’une belle église bâtie au temps des croisades, en l’honneur du prophète Jérémie. Une chose m’y frappa particulièrement : la porte, au lieu d’être à l’ouest, suivant l’usage, s’ouvre au nord.

Bientôt j’aperçus à ma droite un mamelon isolé ; là était bâtie Modin, la patrie des Machabées ; un peu plus loin, un autre mamelon surgit à l’orient ; sur ses flancs s’appuient quelques tristes masures. Ce petit hameau s’appelle Kustoul. Nous sommes à soixante stades de la ville sainte, aussi s’accorde-t-on à dire qu’à cet endroit s’élevait autrefois la ville d’Emmaüs où Jésus, après sa résurrection, rompit le pain avec deux de ses disciples.

À partir de Kustoul, la route s’enfonce par une rapide descente dans une longue vallée courant de l’ouest à l’est ; dans la partie la plus basse de cette vallée, elle longe un massif de ruines assez considérables, restes d’une église bâtie sur le lieu où David a tué Goliath. Nous approchons du but de notre voyage ; encore une pénible ascension, et je découvre à l’horizon un pic isolé du nom de Nébi Samuel, puis une petite mosquée blanche sur le mont des Oliviers, enfin je franchis un dernier pli de terrain… Jérusalem !