année après notre départ de Trieste, nous jetions l’ancre dans le port de Batavia.
Du port à la ville il faut se faire haler en canal pendant une heure et demie fort ennuyeuse ; il semble en vérité que ce soit uniquement pour se passer la fantaisie d’un canal que les Hollandais ont bâti leur ville si loin de la mer.
Il s’en faut de beaucoup que le port de Batavia ait une activité comparable à celle du port tout récemment ouvert de Singapore, malgré la prééminence qu’auraient dû lui assurer son ancienneté, son importance, et sa situation exceptionnelle. Je n’y ai vu que 65 vaisseaux européens et 120 à 150 lougres montés par des Chinois et des Malais. La cause de cette infériorité est d’abord la protection exorbitante dont jouit Batavia. Ensuite les moyens de transport sont trop coûteux. Le petit bateau qui nous mena du navire au point de débarquement se fit payer de 4 à 5 fl. (10 fr.), et la voiture, jusqu’à Molenvliet ou Weltvreden, 3 fl. et demi, soit en tout 16 fr. 50 c. De plus, il faut absolument transporter tous les objets encombrants, caisses, malles, etc., jusqu’à la ville, attendu qu’au port il n’y a personne pour s’en charger : on n’y trouve ni ouvriers, ni marchands, ni marchandises.
Avec ses 86 500 habitants (8370 Européens, 800 Hindous et Arabes, 18 400 Chinois, et le reste Javanais), Batavia recouvre une superficie égale à celle de Paris, ses maisons étant fort éloignées les unes des autres, et entourées de vastes jardins, de champs, de prairies et de parcs. L’ancienne ville, bâtie sur un terrain marécageux et malsain, qui lui avait valu le nom du Grand Cimetière, n’est plus habitée par les Européens. Ses beaux bâtiments, ses vastes hôtels sont transformés en bureaux, en magasins et en comptoirs, qu’on se hâte d’abandonner avant la fin du jour, pour se rendre à Weltvreden, devenue depuis dix ans une charmante ville.
M. Pahud, le gouverneur de l’île, avait chargé un de ses aides de camp de nous accompagner dans les différentes régences ; le docteur Bleeker, un des naturalistes les plus distingués de Java, s’offrit pour être notre guide ; on dressa un itinéraire pour nous montrer, en peu de temps, le plus de choses possible ; on expédia des messagers pour annoncer notre arrivée et préparer nos repas et nos logements.
Le 13 mai, trois calèches transportaient notre société de la capitale à Buitenzorg (Sans-Souci), la résidence du gouverneur général. En trois heures et demie nous avions parcouru plus de 67 kilomètres, soit 20 kilomètres à l’heure ; à chaque demi-heure on prenait des chevaux frais qui ne cessaient de galoper. Jamais chevaux ne m’ont mené si vite, même en Hongrie. Le travail humain, c’est à dire le travail d’esclaves, coûte si peu à Java, qu’au lieu de munir les voitures de sabots, on emploie aux descentes une douzaine de pauvres diables