Je m’isolai de l’expédition et je me dirigeai avec un compagnon vers Bandong, où j’arrivai à minuit. J’y fus conduit dans la maison du régent Radhen-Delhipati-Wira-Natou-Keuseuma, qui nous reçut splendidement, avec le confortable européen le plus recherché ; on eût hésité à se croire les hôtes d’un seigneur javanais, sans les costumes orientaux et la multitude d’esclaves qui rampaient à plat ventre en nous offrant des pipes ou du bétel.
Le lendemain, le géologue Junghuhn, inspecteur des plantations de Quina, aux appointements de 13 200 flor. (28 000 francs par an), eut la complaisance de nous faire visiter le grand entrepôt où les planteurs de la régence doivent livrer tous leurs cafés ainsi que la plupart de leurs autres produits au gouvernement, qui les revend aux prix qu’il lui plaît de fixer.
En ce moment, le monopole des cafés est affermé à un sieur X… Or, cet habile homme, non content de ses autres bénéfices, fait absorber au café, au moyen d’une humectation prolongée, 14 pour 100 d’eau, en sus des 4 pour 100 qu’il contient naturellement ; de sorte que sur 100 000 quintaux qu’expédie annuellement M. X…, les consommateurs payent 14 000 quintaux de protoxyde d’hydrogène au poids du café, sans compter la détérioration déplorable des autres 82 000 quintaux. Il n’est donc pas étonnant que le café de Java perde de jour en jour de son ancienne célébrité. On a prétendu (peut-être les agents du sieur X…) que le sol de Java n’a plus les mêmes qualités productrices qu’autrefois. En conséquence, au lieu d’annuler la clause du contrat qui permet à son fermier de tremper ses cafés dans une mare d’eau, le gouvernement a expédié, à grands frais, de Leyde à Java, un professeur pour étudier les causes d’un appauvrissement du sol si inquiétant. Les honoraires de ce savant sont de 12 000 flor. (25 500 fr.) par an, sans compter les frais de déplacement. Il étudie le sol, et messire X… continue à abreuver son café.
La régence de Bandong produit annuellement 100 000 quintaux de café, celle de Préang 200 000, et l’île de Java tout entière 1 million de quintaux environ.
Le gouvernement paye aux producteurs de Bandong 2 fl. 80 (5 fr. 95 c.) le quintal, rendu à l’entrepôt ; mais à Batavia, il le paye un peu plus de 7 flor. (14 fr. 88 c.). Ce même café est revendu de 23 à 24 flor. (50 francs) par quintal à la Compagnie hollandaise Matschapie, qui seule, à son tour, a le droit d’embarquer, et, par suite, d’acheter cette marchandise pour le grand marché d’Europe. Monopoles sur monopoles ! Enrichissement de quelques individus, accroissement de la multitude, complication inextricable !
De Lembang à Tjangoer, où nous rejoignîmes l’expédition, nous parcourûmes 128 kilomètres en 6 heures, toujours au galop, montées et descentes. De ce train, il nous fut aisé d’arriver avant le soir à la fête du premier de l’an que donnait le régent de la province. Un concours immense de population remplissait les abords et les cours du palais. Les plus proches parents de ce dignitaire avaient été installés dans la veranda ou galerie couverte devant la maison. À voir les démonstrations d’humilité servile qu’ils prodiguaient à Son Excellence, jamais nous n’aurions deviné qu’ils fussent de sa famille. Dans les salons n’entraient que les Européens spécialement invités ; la seule Javanaise présente était Mme la régente, femme courte, grasse et noirâtre. Autour de nous grouillaient des masses noires ; c’étaient des esclaves qui offraient à la société des tabatières, du bétel et des rafraîchissements en se traînant sur le ventre et en rampant sur les genoux ; tous ces avilissements de la nature humaine nous impressionnèrent d’une façon désagréable[1]. On conversait comme on pouvait, l’oreille assourdie par le vacarme incessant du gamelong ou orchestre de cloches. Des bayadères fort peu vêtues, mais d’une laideur repoussante, exécutaient des danses sentimentales, religieuses et ennuyeuses au superlatif. Lentes, roides et maigres, elles sautillaient comme des fourches, en s’accompagnant de gestes télégraphiques. Le gouverneur voulut bien nous expliquer que cette danse devait représenter la touchante histoire de quatre sœurs, qui, égarées dans une forêt, imploraient de la divinité le retour de leur mère. Toujours l’étourdissant gamelong. Danse guerrière par huit chenapans brandissant leurs armes. Encore l’effroyable gamelong.
Dans la cour, même musique. Des masques hideux, à pied et à cheval, circulent dans la foule. Un prêtre musulman se met à pousser des hurlements lamentables sur des cendres brûlantes, près d’une masse de charbons ardents ; quelques malheureux y sautent à pieds joints, et y dansent en rond. Enfin le prêtre se lance dans le brasier, et tous de danser et gesticuler furieusement. Cette représentation avait probablement quelque signification religieuse d’expiation ; elle équivalait à tel ou tel de nos anciens mystères. Nous voyons ensuite des jongleries à faire dresser les cheveux sur la tête. De jeunes hommes, portant des toupies armées de pointes de fer fort aiguës, feignent de se transpercer le ventre, le sein, le front, les joues, les yeux. Ils tournent en cercle, le corps penché en avant, et poussent des cris effrayants, avec des mouvements toujours plus sauvages et convulsifs, et l’on respire enfin en les voyant tomber dans un coin, épuisés et sanglants. Et l’infernal gamelong recommence.
On lance une infinité de fusées et de raquettes, on enflamme des roues tournantes ; mais le bouquet de la fête est un affreux serpent de feu de plus de 20 pieds de long, que des mains invisibles font glisser et tourbillonner çà et là, en imitant, avec une précision effrayante, les mouvements, les sifflements et les ondulations de la bête.
Enfin, le gamelong cesse son vacarme.
Le lendemain, nous étions de retour à Buitenzorg, chez le gouverneur.
M. Pahud vit fort retiré, et ne converse guère qu’avec ses aides de camp et sa fille, dont le mari avait été
- ↑ On sait qu’on a eu récemment à déplorer d’affreux massacres d’Européens dans les îles de la Sonde ; l’esclavage a dû être aboli d’urgence dans l’île de Java, à partir du 1er octobre dernier.