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Page:Le Tour du monde - 01.djvu/58

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LA COCHINCHINE
EN 1859.

NOTES EXTRAITES D’UNE CORRESPONDANCE INÉDITE.


… Vous voulez avoir une idée de ce pays, du peuple qui l’habite, et de son gouvernement ? Eh bien, figurez-vous la Chine en petit, un peu plus étriquée, un peu plus étranglée, réduite à 360 000 kilomètres carrés, à 20, ou peut-être à 25 millions d’habitants, une Chine dont les principaux cours d’eau coulent parallèlement au méridien, du nord au sud, au lieu de couler en latitude, de l’ouest à l’est, et vous aurez, sauf le climat, une idée assez exacte de la Cochinchine. Les îles Philippines lui tiennent lieu de Japon. La frontière septentrionale est limitrophe de la Chine, comme la Chine l’est de la Russie. L’Annam est tributaire de la Chine ; la Chine ne l’est pas encore de la Russie, mais à la manière dont s’y prend le général Mouravieff, cela ne peut certainement beaucoup tarder.

L’empire annamite se compose de trois parties principales, le Tonkin au nord, le Cambodje au sud, la Cochinchine entre les deux. Autrefois le Cambodje était indépendant et formait même un État assez puissant. Les Cochinchinois lui ont enlevé la meilleure partie de ses provinces maritimes, à peu près comme les Anglais ont fait à la Birmanie. Pour ce qui lui reste, le roi de ce petit État est tributaire des souverains de Siam.

Le gouvernement de l’empire d’Annam paraît calqué sur le gouvernement chinois ; à ce titre, il avait quelque droit aux sympathies de certains sinologues qui, soit dit en passant, autant que je les connais, sont bien capables de prendre fait et cause pour l’empereur Tu-Duc contre nous, comme ils le font sans vergogne pour l’empereur Hien-Foung contre MM. Bruce et de Bourboulon. Un seul voyage en Chine les guérirait bientôt de tout leur enthousiasme.

L’empereur d’Annam est le père de ses sujets, mais le père comme l’entendaient les anciens lorsqu’ils recommandaient au citoyen d’aimer énergiquement ses enfants, amare fortiter liberos. La sollicitude du monarque se traduit le plus souvent par des coups de fouet et de rotin, de rotin surtout, l’instrument essentiel de la politique asiatique. Cela commence par le premier ministre, qui, bâtonné, bâtonne à son tour, et ainsi de suite jusqu’au dernier échelon de l’échelle sociale. Il serait difficile de calculer combien un instant de mauvaise humeur impériale peut représenter de coups de bâton.

Comme, avant tout, les enfants se doivent à leur père, rien d’étonnant à ce qu’ils fournissent à ses besoins et même à ses caprices. En conséquence, S. M. Annamite puise assez largement dans l’escarcelle de son bon peuple. C’est d’ailleurs un honnête et saint homme, un disciple fervent de Confucius et de Fo, qui connaît par cœur toutes les maximes de l’antiquité, et qui, lorsqu’il coupe des têtes, ce qui lui arrive assez souvent, coupe de préférence celle des chrétiens.

Au-dessous de l’empereur, on trouve les mandarins, qui passent une moitié de leur vie à apprendre à lire, pour arriver aux emplois, et une autre moitié à rançonner leurs subalternes, pour tirer quelque fruit de leurs études. Néanmoins tous ne font pas fortune, car s’ils rançonnent, ils sont rançonnés, et à côté des coups de bâton qui descendent l’échelle sociale, il y a la corruption qui la monte. Avec ce système, aucune réclamation n’est possible, malgré les lois protectrices dont on parle toujours, sauf à n’en jamais tenir compte. Vous le voyez, c’est à s’y tromper : on se croirait dans l’empire du milieu. Enfin quant aux dimensions, aux traditions, aux mœurs publiques, aux habitudes privées et à la religion d’État, la Cochinchine est à la Chine ce que la Belgique est à la France.

Le climat est loin d’être sain, notamment sur les côtes et pendant la saison des pluies. J’en sais quelque chose. Mais il convient merveilleusement à une foule de petits animaux qui s’y développent avec une rapidité incroyable et qui font preuve d’une activité peu commune. Les moustiques surtout sont dévorants. J’ai souvent vu de mes camarades se réveiller méconnaissables, les yeux hors de la tête, horriblement boursouflés. Ils se fussent rencontrés sans se reconnaître. Nos cousins ne sauraient vous donner une idée de ce fléau ; c’est quelque chose d’impossible et d’inimaginable, qui vous poursuit, qui vous tourmente, qui ne vous laisse ni repos ni trêve. Pour fermer l’œil pendant la nuit, il faut absolument des moustiquaires ; et encore !… Dans certains villages, m’a-t-on dit, il n’y a pas jusqu’aux porcs qui n’aient la leur. Autrement ils périraient en une nuit.


COUP D’ŒIL RÉTROSPECTIF.


… C’est au xviiie siècle qu’ont commencé nos rapports avec le royaume d’Annam. M. Poivre, homme d’un grand talent, l’ami et le protecteur de Bernardin de Saint-Pierre, aborde vers 1749 en Cochinchine, où il était envoyé par la Compagnie des Indes. Il devait essayer d’entrer en rapport avec l’empereur d’alors, qui montra d’abord une bienveillance qui ne fut pas de longue durée, et, en somme, il résulta de la mission de M. Poivre la découverte de quelques plantes utiles, qu’il naturalisa dans nos colonies.

Peu de temps après, l’Annam fut troublée par une grande insurrection, assez semblable, sauf l’esprit moderne, à celle qui, depuis dix ans, met la Chine en feu. Cette insurrection se développa très-rapidement et par-