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essayer une dernière réclamation diplomatique auprès de Tu-Duc et échoua complètement dans cette tentative. De là l’expédition que nous venons de faire de concert avec l’Espagne.


LA DERNIÈRE EXPÉDITION.


Les forts de Tourane, des ouvrages construits à l’européenne, qui défendaient la baie et qui de loin paraissaient quelque chose, furent enlevés le 1er  septembre de l’année dernière (1858), en un tour de main, par moins de deux mille hommes, dont moitié français, moitié officiers espagnols et soldats Tagals de Luçon.

En entrant dans le fort de l’observatoire, nous fûmes très-surpris de trouver les artilleurs annamites, assis sur leurs canons, tranquillement, les bras croisés. S’ils se fussent enfuis, on leur eût tout bonnement coupé la tête ; s’ils eussent prolongé la défense, ils se fussent inutilement fatigués ; dans le doute, ils s’abstenaient, se laissant d’ailleurs sabrer avec la plus incroyable insouciance. C’est la consigne comme l’entendent les soldats de Tu-Duc, et, sous ce rapport, ils n’ont de pareils que leurs amis les Chinois. Beaucoup de ces braves gens n’avaient pas d’uniforme ; ils étaient en haillons, comme tous les habitants du pays. La plupart étaient armés de fusils à pierre, de la fabrique de Saint-Étienne, ce qui nous a fort étonnés. J’ai trouvé sur le terrain plusieurs petites poires à poudre en bois, mais je n’affirmerais pas que cet engin fût réglementaire dans l’armée cochinchinoise. Pendant ce temps, le fort de l’est sautait ; le lendemain le fort de l’ouest sauta de même. Si les ouvrages étaient assez médiocrement défendus, ils étaient en revanche merveilleusement armés. J’y ai vu des pièces de bronze magnifiques, pourvues de hausses seulement appliquées. Le fort de l’ouest contenait en outre un parc d’artillerie de campagne, de jolies pièces de 6 et de 9 ; presque semblables aux nôtres, seulement montées sur d’immenses roues, comme les buggy américains. Le même jour, nous étions définitivement établis à terre, en mesure d’attendre l’armée annamite, si l’envie lui prenait de paraître. Mais elle ne vint pas. Il faisait une chaleur accablante, comme j’en ai rarement vu de ma vie. C’était une fournaise. Deux ou trois de mes hommes succombèrent à l’action du soleil et de la fatigue. Rien de beau du reste comme cette baie de Tourane échancrée en croissant, avec ses deux caps montagneux prolongés sur l’océan, tandis que nos deux escadres à l’ancre, le va-et-vient des embarcations, le mouvement des hommes à terre, les uniformes si variés de notre infanterie, de nos marins, des troupes coloniales des Philippines, et les pavillons des deux nations flottant au-dessus des forts éteints, rappellent l’activité de l’Europe, venant enfin secouer la léthargie séculaire du vieil Orient.

Je vous épargne le récit de nos menus combats quotidiens, de nos prodiges d’installation, de nos plaisirs et de nos misères, le plus souvent sous une pluie battante, car la saison sèche ne commence qu’en décembre, pour vous parler de notre expédition de Saïgon, à quelque deux cents lieues vers le sud.

Si vous jetez les yeux sur la carte et que vous suiviez le cours du fleuve Cambodje, qui là-bas s’appelle le Mé-Khom, vous remarquerez à son embouchure une multitude de bras, se faisant jour au travers d’un nombre infini d’atterrissements de toute grandeur, quelque chose que je ne saurais comparer qu’au delta du Gange, ou à la Zélande hollandaise. De ces atterrissements, les uns sont fournis par ce fleuve immense, l’un des plus considérables de l’Asie, les autres par un autre cours d’eau très-important qui se jette dans la mer à quelque distance, comme l’Escaut par rapport à la Meuse. En continuant ma comparaison, Saïgon serait à peu près dans la position d’Anvers. Figurez-vous un pays parfaitement plat, coupé de magnifiques rivières, extrêmement boisé, mais boisé de ficus, de tecks, de palmiers et de bananiers entre-croisant de toutes les manières possibles leurs branches et leurs feuillages ; placez de loin en loin, sous ces berceaux de verdure, des cases de clayonnage et de bambous, aux abords desquels circulent, grouillent ou pataugent, en bonne intelligence les uns avec les autres, d’abord des échantillons, tous plus ou moins sales et laids, de la race d’Adam, puis des buffles noirs et doux, des cochons dont le ventre balaye la terre, et enfin des poules de cette variété que l’Exposition de 1855 a popularisée en Europe, et vous connaîtrez aussi bien que moi cette partie de la basse Cochinchine. Les vues (p. 53 et 56), dont l’une est prise d’une des embouchures de la rivière de Saïgon, vous représenteront l’aspect général de ce pays mieux que ne le ferait une description détaillée.


PRISE DE SAÏGON.


Nous étions le 9 février dernier à l’embouchure du fleuve de Saïgon, avec le Phlégéton, portant le pavillon du vice-amiral Rigault de Genouilly, le Primauguet, trois canonnières, autant de transports mixtes et un aviso à vapeur espagnol, l’El Cano, si je me souviens bien. Nous nous avançons résolûment au milieu de ce dédale de rivières, enchevêtrées de la manière la plus bizarre, trouvant d’ailleurs partout 5 ou 6 brasses de profondeur, le beaupré dans les arbres. Le bras principal n’avait guère moins de cent mètres de largeur. Il était défendu par une douzaine de forts en bois, bien armés, et par trois estacades. Tout cela fut enlevé assez rapidement ; les deux derniers, ceux qui se trouvaient le plus rapprochés de la ville, tinrent seuls assez longtemps. Ils nous prenaient d’écharpe, et nos canonnières, serrées les unes contre les autres, ne pouvaient riposter que des deux pièces de l’avant. Il ne nous fallut cependant pas plus d’une heure pour en venir à bout. Nous étions à Saïgon.

Tâchez maintenant de vous représenter, je ne dis pas une ville comme nous l’entendons en Europe, mais une forêt tropicale du sein de laquelle surgiraient de distance en distance des habitations presque confortables ; tout cela vert, tout cela frais, tout cela coupé de ruisseaux qui vont, qui viennent, qui se croisent, et qui se perdent dans le fourré ; au milieu de cette végétation, masqué par les arbres, un grand fort, carré, bastionné, en belles pierres de tailles : voilà Saïgon et sa citadelle. La pre-