mière était à nous, la seconde le fut bientôt, quoiqu’on ne la vît pas de la rivière et que nous fussions obligés de tirer au jugé. Après avoir éteint son feu, nous l’escaladâmes avec de grandes échelles de bambou, nous attendant à trouver les canonniers à cheval sur leurs pièces, comme à Tourane ; mais, cette fois-ci, ils avaient disparu.
Nous y trouvâmes en revanche un matériel immense, un arsenal complet, 85 000 kilogrammes de poudre en caisses ou en baril, du salpêtre, du soufre, du plomb, des équipements militaires, du riz pour nourrir 8 000 hommes et 130 000 fr. en monnaie du pays, c’est-à-dire en sapèques. Il en faut 3000 pour faire 5 fr., ce qui porte à 78 millions le nombre des petits morceaux de zinc qui composaient la caisse militaire.
Je m’installai dans une pagode pour y passer la nuit, et j’en ai rarement passé de meilleure. La pagode, c’est l’hôtellerie de la Chine et de l’Indo-Chine ; on y mange, on y boit, on y dort quand on peut, on y signe même des traités comme à Tien-Tsin, sans aucune profanation ; le bouddhisme est tolérant. C’est un peu comme les églises grecques du Caire, où le prêtre vit en famille, avec ses enfants qui jouent devant l’autel et sa femme qui fait la cuisine dans une chapelle. En somme, on y est infiniment mieux que dans certains hôtels de ma connaissance, l’hôtel du prince de Galles, à Aden, par exemple, tout anglais qu’il soit. Et je m’endormis, en pensant à cette carrière d’aventures qui me conduisait si loin de la France, quoique dans un pays tout plein de la France, dans ce fort construit par des Français et que des Français venaient de prendre ; tant il est vrai que nous sommes partout et que l’Asie n’est plus chez elle.
Le lendemain, je m’éveillai avec cette nature merveilleuse qui nous entourait comme un océan de verdure. Sur les 7 heures du matin, je vis venir deux de mes hommes qui m’amenaient un pauvre diable assez bizarrement accoutré. La veille, pendant l’action, il s’était réfugié sur un figuier ; il y était resté toute la nuit, et ce n’est qu’aux premières lueurs du jour que nos marins l’avaient aperçu. Ce fut une affaire que de le décider à descendre. Jugez de mon étonnement, quand je l’entendis s’écrier du ton le plus piteux, mais aussi avec une élégance que Cicéron n’eût pas démentie : Parce, Domine ! Non hostis sum, christianus Cambodjanus ! À ma honte, je dois l’avouer, mon prisonnier en savait plus long que moi ; mais le bon docteur D*** vint à mon aide, et bientôt nous-nous entendîmes.
Il s’appelait Li-Kouan. C’était un garçon de 27 à 28 ans, petit, le nez court et écrasé, les pommettes saillantes, la figure plate, les cheveux noirs, le teint d’un blanc sale tirant sur le jaune, d’un embonpoint prématuré. Il portait un large pantalon, un peu avarié par son ascension, et une espèce de petite blouse qui lui descendait jusqu’aux genoux. Comme il me l’avait si bien dit, il était chrétien et établi au Cambodje, quoique d’origine chinoise. Deux jours auparavant, il avait vainement tenté de rejoindre l’escadre, dans la rivière, avec l’évêque de Saïgon, Mgr Lefebvre, et le lendemain il avait vu massacrer un missionnaire.
Li-Kouan et moi, nous fûmes bientôt les meilleurs amis du monde. Il m’apprit qu’il y avait environ 500 000 chrétiens en Cochinchine, et me donna d’assez curieux détails sur le petit royaume de Cambodje. Je vous ai dit que les provinces maritimes seules avaient été conquises par les Annamites. La frontière est à une vingtaine de lieues de Saïgon, tout au plus. Au delà commence la juridiction de l’illustre roi Duong, illustris rex Duong, comme l’appelait mon néophyte, un souverain qui a connu l’adversité. Longtemps prisonnier des Siamois, il fut obligé, pour vivre, de se faire horloger. On le dit petit et gros, très-marqué de la petite vérole, fanatique des Européens. Il se pique aussi de latinité, s’il faut en croire Li-Kouan, et il aurait décoré sa salle à manger d’inscriptions dans le genre de celle-ci : domus manducare bibere que. Son premier eunuque est aussi son premier cuisinier, et j’imagine que le grand maître de l’artillerie cambodgienne, dont mon prisonnier ne me parlait qu’avec le plus profond respect, doit remplir, en dehors de sa charge, quelques fonctions domestiques du même genre. Duong n’a de la royauté qu’un jupon en soie jaune, attaché par une ceinture d’or ; pour le reste c’est un bon bourgeois de Paris ou de Londres, égaré dans les plaines de l’Asie, vous donnant de cordiales poignées de mains et vous offrant de l’eau de Cologne à la fin des repas, faute de pouvoir vous servir du vin de Champagne.
Que pensez-vous de Li-Kouan et de son souverain ! J’avoue, que le premier compte aujourd’hui dans mes souvenirs et que le second a fort égayé mes loisirs de Saïgon. Quel singulier pays que l’Asie, où l’on trouve de pareils contrastes ! Allez donc aux extrémités de l’Orient, au bivouac, sur la brèche de Saïgon, pour y entendre parler latin, et pour retrouver des souvenirs de collége dans ces mystérieuses et lointaines régions ! Quelle action bizarre de notre jeune Europe sur ces vieux mondes, et que de révolutions en perspective, aujourd’hui que la vapeur a supprimé les distances, semblable à un pont mobile qui relierait les extrémités du globe !
Saïgon offre d’ailleurs d’immenses avantages commerciaux ; sous ce rapport, c’est le point le plus important de la Cochinchine. La rivière est navigable pour les plus grands navires, même pour les vaisseaux, et nulle part je n’ai rencontré un fleuve aussi sûr et aussi facile. Il suffit d’une marée — elles sont ici de douze heures — pour remonter jusqu’à la ville, avec une petite brise favorable. Le pays est plat, le riz abondant, beaucoup plus beau que celui de Siam. J’ai vu de fort joli sucre terré presque blanc, ainsi qu’une espèce de sucre candi. Les bois de teinture abondent, la cire est magnifique et, quant à la cannelle, elle m’a paru d’une qualité bien supérieure à celle de la Chine et du reste de la Cochinchine. Je ne doute pas, en un mot, qu’avec un peu de persévérance et d’esprit de suite, nous ne fassions de ce port privilégié, l’un des plus beaux établissements du monde. La population est indo-chinoise et, quoique peu sympathique, elle est certainement moins hostile que celle de Canton. D’ailleurs, quelques lieues à peine séparent Saïgon du Cambodje proprement dit, et là se trouve une