toute l’année. Mais, même dans cette débauche annuelle, au milieu des vapeurs passagères du vin et de l’eau-de-vie de riz (camchou et rack), le Cochinchinois ne se départ pas d’une sorte de tristesse qui lui est habituelle. Ses plus grands écarts de gaieté ne l’entraînent jamais jusqu’à danser, et je ne crois pas en avoir jamais entendu chanter un seul. Peu bruyant, peu verbeux dans la conversation, qu’il maintient, en toute occasion, sur une sorte de mode cadencé et nasillard, si un tel peuple possède des chants nationaux, ils doivent être de ceux que, nous autres occidentaux, nous choisirions pour porter le diable en terre. Somme toute, l’impression générale que nous font les Cochinchinois de tout sexe et de tout âge, est qu’ils forment avant tout une réunion d’êtres mélancoliques ; peut-être est-ce parce que de génération en génération ils ont vieilli sans jamais connaître la liberté.
RETOUR à TOURANE.
Notre retour au quartier général a été marqué par deux événements de genres très-différents ; le premier, qui nous a tous très-vivement intéressés a été la rencontre d’une jonque de guerre siamoise qui a croisé notre steamer dans le bas de la rivière de Saïgon et l’a salué de onze coups de canon, salut que nous nous sommes empressés de lui rendre. Nous n’avons pas tardé à apprendre qu’un neveu du premier roi de Siam se trouvait à bord et qu’il faisait un voyage d’instruction. Ce jeune homme passe dans le pays pour un savant distingué.
Notre commandant a été à son bord lui rendre une visite ; le prince a paru très-sensible à cette attention. Il est venu ensuite visiter notre bâtiment, l’a examiné avec beaucoup de soin, surtout la machine à vapeur, et a fait avec nous une promenade de deux heures qui a paru avoir pour lui un intérêt tout nouveau.
Le lendemain, la jonque a levé l’ancre et s’est dirigée vers Saïgon. Les rapports entre le Cambodje et le golfe de Siam étaient autrefois très-fréquents, et ils ne tarderont sans doute pas à se rétablir comme par le passé.
La seconde rencontre de notre traversée, moins agréable que la première, a été celle d’un typhon, ou dragon de mer, comme on appelle ici les perturbations atmosphériques qui règnent dans les mers de la Chine lors des changements de moussons. Or, les parages qui s’étendent entre Saïgon et Tourane se trouvant sur la limite même de deux régions climatologiques, qui éprouvent alternativement et en sens inverse l’une de l’autre le chaud et le froid, le sec et l’humide, ces parages, dis-je, sont spécialement hantés par ces phénomènes redoutés des marins. Sur les proportions, la puissance et les effets d’un typhon, je vous renvoie d’abord au témoignage d’un voyageur moderne qui a résidé pendant de longues années dans l’Asie. « Un tremblement de terre, ou l’éruption d’un volcan, dit le révérend docteur Gutzlaff, cause peut-être de plus grands désastres ; cependant, si quelqu’un voulait contempler l’image du dernier jour où le ciel et la terre passeront, c’est au milieu d’un typhon qu’il devrait l’aller chercher. On dirait, lors de ces terribles phénomènes, que tout est voué à la destruction, et que le monde va être de nouveau replongé dans le chaos. Nulle parole humaine ne peut peindre cette crise affreuse, ni la violence de la tempête, dans laquelle l’homme n’est qu’un atome. »
Maintenant, cette citation étant bien gravée dans votre imagination effrayée, je me hâte de vous dire, et sans vouloir accuser le révérend Gutzlaff de n’avoir pas le pied marin, que le typhon qui s’abattit sur nous à la hauteur du cap Saint-James, n’était probablement pas de la pire espèce ; car il se contenta, après nous avoir rudement secoués, de nous jeter hors de notre route jusque dans les eaux de Bornéo.
Cet écart démesuré ne nous empêcha pas d’arriver à Tourane assez à temps pour prendre part à une nouvelle et brillante affaire contre les Cochinchinois.
À vrai dire, un succès un peu marqué était devenu indispensable à la sûreté même de notre position à Tourane ; car pendant que des négociations de paix, sollicitées par le gouvernement annamite, s’échangeaient ostensiblement entre notre quartier général et la cour de Hué, celle-ci faisait sournoisement circuler parmi ses sujets le bruit que les barbares de l’Occident, vaincus et chassés, allaient purger de leur présence le sol sacré de l’Annam ; puis subsidiairement elle appuyait ces rumeurs en fortifiant d’hommes, de canons et de retranchements les lignes occupées par son armée en face de nous.
Grâce aux milliers de bras dont peut disposer un gouvernement absolu, toujours muni du rotin, de la hache, et de tous les capitaux du pays, les positions de l’armée annamite, de défensives qu’elles étaient d’abord, étaient peu à peu devenues agressives, et, vers la fin de l’été dernier, bloquaient hermétiquement les nôtres, du côté de la terre du moins.
Jetez un coup d’œil sur le plan de la baie que je vous ai envoyé (voy. p. 61) : depuis le premier jour nous sommes maîtres de la presqu’île du sud, celle de Thien-Tcha, à laquelle l’intérieur de la baie doit surtout l’excellence de son mouillage. Là sont nos établissements militaires, nos magasins, nos ambulances et nos promenades incontestées. Nous pouvons aller et venir sur l’isthme étroit et sablonneux qui descend de la presqu’île vers la rivière de Tourane ; nous occupons les deux forts qui commandent l’entrée de ce cours d’eau, et nos avant-postes couvrent et protégent l’amas de chétives cases de terre et de paille dont il a emprunté le nom. Au delà et sur tout le reste du pourtour de la baie, jusqu’à l’extrémité, nos possessions se bornent à la bande étroite du littoral que nos canonnières toujours croisant, toujours alertes, comme des sentinelles aux aguets, peuvent couvrir de leurs boulets.
Reportons-nous ensuite au nord de la baie. Là est encore une presqu’île, mais formée d’un entassement de montagnes dont les sommets aigus et les flancs boisés, inaccessibles à tous autres visiteurs qu’aux bêtes fauves, se perdent dans les nuages une partie de l’année. Un