pagnons en riant. Un brave capitaine du nizam soupirait à côté de moi, et me disait : Tchoq tach (beaucoup de pierres) ! — Evet, lui répondis-je, iol fenan (oui, c’est une triste route). Le digne homme semblait aussi dépaysé que moi parmi ces Albanais, et je regrettais cordialement de ne pas être plus fort en langage osmanli pour lui venir un peu en aide.
Le débouché au sommet du plateau nous reposa amplement et nous dédommagea de nos fatigues. Du préau d’une petite mosquée appelée, je crois, Bartola, où nous nous arrêtâmes pour faire souffler nos chevaux, nous avions une vue éclatante sur l’Adriatique, dont le bleu intense comme celui des lacs de Suisse justifie bien le nom de « mer bleue », sine more, que lui donnent les Slaves. Ce n’est que le long du rivage, sur une largeur d’un demi-kilomètre au plus, que les eaux prennent le vert glauque de l’Océan. Une légère brise neutralisait les effets d’une chaleur déjà assez vive et de l’absence complète de tout ombrage. Nous étions au point culminant d’un col qui rattache le massif des monts Lesignia, voisins de la mer, à la chaîne qui part du Monténégro pour venir mourir en face de Scutari : ligne de montagnes d’un gris rougeâtre, nues, aux arêtes brisées, au pied desquelles une plaine fertile développe ses massifs d’oliviers et ses villages florissants. La route que nous allions suivre longe ces deux zones parallèles, et touche à la seconde par instants : on croit, au début, n’avoir qu’à descendre sur la vallée de la Boïana en tournant autour de quelques basses collines, et on en a encore pour cinq heures à piétiner dans la craie. À voir ces steppes pierreux, on croit longer les abords d’une gigantesque carrière. Au tiers du chemin, l’œil ennuyé s’arrête avec quelque plaisir sur un torrent qui roule bruyamment ses eaux laiteuses le long d’une berge escarpée, couronnée de chênes nains et se détachant vigoureusement sur l’azur implacable d’un ciel brûlant. Les roches délitées affectent les formes les plus bizarres : un archéologue aventureux, comme il y en a encore au fond de nos provinces, tomberait ici en extase devant des menhirs et même des dolmens qui ne sont malheureusement pas plus druidiques que ce pavé, rencontré de loin en loin, n’est romain, malgré l’apparence.
Notre supplice finit au han de Coderkol, où nous nous arrêtons pour dîner. Cette fois, nous sommes bien en plaine, dans une plaine argileuse et détrempée où la vue se repose avec bonheur sur une franche verdure et des chênes énormes, à la place du gazon brûlé et des éternels oliviers poudreux de la matinée. Des deux côtés de la route, de gros buissons de grenadiers sauvages, parmi lesquels apparaît de loin la mine espiègle et effarouchée d’un petit berger au crâne rasé. Par-dessus quelques bouquets d’arbres, un massif escarpé s’estompe dans le lointain : ce sont les montagnes où les Mirdites abritent leur liberté orageuse et leur homérique sauvagerie.
À un détour de la chaussée antique, nous débouchons sur le bord d’un beau lac aux eaux limoneuses, que nous longeons avec précaution, car des portions de la route se sont effondrées dans l’eau. Tout en admirant les ombrages touffus de la rive opposée à celle que nous suivons, je remarque un léger courant, et quelques mots de mes guides mettent fin à mon erreur : ce que j’ai pris pour un lac allongé est un repli de la Boïana, qui sert de dégorgement au lac et aux eaux du Monténégro. Ce fleuve, car c’en est un, est en effet navigable jusqu’à deux lieues en aval de Scutari : malheureusement, en face du village d’Hoboti, une barre où il n’y a jamais plus de trois mètres d’eau obstrue à peu près toute navigation, et il ne faut pas compter de longtemps sur l’activité des Turcs ou des indigènes pour faire cesser cet obstacle et donner un dé-