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La déception qu’éprouve le voyageur à qui les traits généraux du paysage ont fait espérer de trouver une jolie rivière limpide sous ces beaux arbres, et qui, en se penchant, sur le précipice, ne voit au fond que les petites vagues de sable et les blocs de rochers entraînés par les eaux, lui fait sentir encore plus vivement l’aridité de ce paysage pétrifié. C’est le fameux torrent sec, Proneu-Saad, avec lequel j’avais tout le temps de faire intime connaissance, car je devaistle remonter jusqu’à Boga.

Nous le quittâmes un instant pour entrer dans la vallée de Dedaï, où j’espérais, sur une indication de M. Viquesnel, trouver une vraie carrière de fossiles ; mais mon ignorance de la langue albanaise me fit manquer cette aubaine que peut-être les villageois eussent pu m’indiquer. Je m’en dédommageai en levant un plan détaillé de la vallée et de l’impasse nord de la plaine, entouré des gens de Dedaï qu’émerveillaient mes instruments. Je fus moi-même fort surpris de voir que ma longue-vue était pour ces paysans une chose connue, et qu’ils la maniaient et la mettaient au point aussi aisément que moi. J’eus plus tard l’explication de ce détail. Quand un Albanais se trouve obligé, par suite d’un coup de fusil malheureux, de se sauver dans la montagne, il emporte ses armes, un pain, et une longue-vue qui aide ses yeux de faucon à distinguer de loin, soit les gendarmes, qui, du reste, se dérangent rarement pour si peu, soit les parents de la victime acharnés à sa poursuite. Mme  F. de Scutari avait pris pour aller chez les Mirdites un guide qui était dans ce cas, sans qu’elle s’en fût doutée : aussi éprouva-t-elle force tribulations du fait de son guide, qui la promena par d’affreux sentiers, peu fréquentés par la gendarmerie. À chaque point noir qui remuait à l’horizon, il se jetait à plat ventre, braquait sa longue-vue, et armait son fusil jusqu’à reconnaissance de l’objet suspect. L’expérience avait appris à ce gentleman en fustanelle la tactique de nos francs-tireurs en Crimée.

On me demandera si les vendette sont fréquentes en Albanie : je répondrai par un seul fait. J’ai sous les yeux un état, village par village, des meurtres commis dans le Poulati de 1854 à 1856. La proportion générale est d’un mort par dix maisons ; dans la commune de Niksai, elle représente un homme par famille, au bout de treize ans. Ajoutez-y la liste assez longue des tentatives non suivies de mort, et vous comprendrez qu’un Albanais guègue qui, a trente ans, n’a pas tué son homme, est à peu près dans la situation d’un habitué de certains salons de Paris, qui est arrivé au même âge sans avoir écrit son article dans une Revue bien posée.

J’eus à Dedaï le loisir d’étudier le type des Guègues montagnards, que des conditions d’existence et de climat ont rendu un peu différent de celui des villes. C’est une population plus pastorale qu’agricole, grande, élancée, avec ce maigre et fier profil bien connu de ceux qui ont voyagé dans la Grèce, où le sang albanais s’est tant mêlé à celui des Hellènes. Le costume traditionnel, veste rouge et fustanelle, est une tenue d’apparat remplacée habituellement par le long surtout en laine, avec le fusil annelé passé en bandoulière. Le fusil fait en quelque sorte, comme je l’ai dit, partie intégrante de l’Albanais indépendant. Le port de cette arme a été, par des conciles dont on peut lire le texte dans le livre de M. de Hahn, formellement interdit aux prêtres catholiques indigènes, qui n’ont pas tenu compte de la prohibition. On voit d’ici un bon pasteur allant porter les consolations suprêmes à un mourant, et, au retour, envoyant une balle infaillible à un Turc à mine suspecte qui n’a pas répondu à son qui-vive ! Quant aux femmes, si le travail et une maternité hâtive les brisent de bonne heure, la vie tout intérieure et un bien-être relatif conservent aux jeunes filles une beauté qui s’épanouit avec tout l’éclat d’un sang jeune, pur et vigoureux.

Je venais d’entrer dans la tribu de Skræll, l’une des plus importantes de la montagne, car elle compte 2500 âmes et fournit aisément 600 fusils. Nous passâmes une bruyère en pente et nous descendîmes au Proneu-Saad, franchissable sur ce point seulement. Un homme d’une quarantaine d’années, de près de six pieds de haut et d’une très-belle mine, qui gardait son troupeau sur la bruyère, m’adressa la parole en fort bon italien, et je profitai de cette heureuse circonstance pour prendre quelques informations utiles. Mon interlocuteur était un paysan aisé du village de Zagora et de la tribu de Skræll : il se nommait Tchouka, et chaque année, au printemps, il allait sur les bords de la mer à Medua, où sa tribu avait à ferme des pâturages concédés par Osman, pacha de Scutari. Il avait appris l’italien pour pouvoir servir de drogman aux capitaines marchands italiens ou autrichiens qui abordaient à Medua, et qui faisaient des affaires en laine brute et en articles divers avec les montagnards. Il invita courtoisement Ma Seigneurie a passer au retour par Zagora pour lui rendre visite, m’assurant qu’il m’aurait accompagné jusqu’à Boga s’il avait eu quelqu’un pour prévenir sa famille de ne pas l’attendre. Je lui fis quelques questions sur le Proneu-Saad : il me dit que ce torrent coulait à peu près une fois tous les dix ans, pendant un jour ou deux, quand il y avait eu dans le mont Maudit des pluies exceptionnelles. On ne peut guère attribuer qu’au déboisement partiel des montagnes la siccité actuelle du Proneu, car il est impossible d’admettre qu’une pareille ravine ait été creusée par un torrent temporaire coulant à peine tous les dix ans.

Pendant près de deux heures, nous suivîmes à la file un effroyable sentier situé presque sur l’escarpement qui longe le Proneu au nord. Les gorges les plus âpres des Pyrénées ne peuvent donner une idée d’un sol pareil où le calcaire, délité par l’action atmosphérique, se dresse sous les pieds en forme de pointes ou d’arêtes tranchantes où les chevaux les plus solides bronchent de dix en dix pas. L’exaspération qui me gagnait s’accroissait de la vue du ruban argenté du Proneu, que j’avais sans cesse sous les yeux, et je me demandais pourquoi nous ne descendions pas rejoindre ce chemin uni, sablé et moelleux autant que les allées les mieux ratissées d’un