bouches de la Moratcha, qui alimente presque seule le lac et baigne les plaines si fécondes de la Zetta et de Leschkopolie. Un monticule isolé, qui s’apercevait difficilement dans la brume, portait une forteresse ottomane, celle de Jabliak, sentinelle perdue de la Turquie sur cette frontière. Perdue est le mot, car les Monténégrins ont pris Jabliak toutes les fois qu’ils s’en sont donné la peine.
Bâtie vers 1423 par Étienne Tsernagora, prise par les Turcs, puis reprise, elle fut quelque temps la capitale du héros des légendes, Ivan Tsernoievich. Vers 1432, les Turcs la lui ayant enlevée, il se retira dans les montagnes et y fonda le petit État qui a bravé depuis tous les efforts des pachas de Bosnie et d’Albanie. En 1835, douze Monténegrins déterminés surprirent une nuit la forteresse de Jabliak et s’y défendirent contre les forces turques du voisinage, commandées par un certain Dervich-Aga. Au bruit de la fusillade, les Monténégrins du district du Rjeka accoururent en foule et on se battit pendant trois jours avec fureur : mais à l’approche du pacha de Scutari suivi de forces imposantes, les assiégés se retirèrent sans être fort inquiétés, chargés de butin, et incendièrent en partant la ville et la citadelle.
En 1852, ce fut plus sérieux : Danilo, nouvellement élu et tenant peut-être à donner à ceux qui contestaient sa nomination la preuve qu’il était, malgré ses vingt-deux ans, un Monténégrin de bonne race, chercha et trouva l’occasion de satisfaire aux instincts favoris de son peuple. Il avait appris que Jabliak n’était gardé que par vingt-cinq hommes, bien que les états fournis à la Porte en portassent cent : le pacha touchait la solde des soixante quinze autres et la faisait entrer dans sa caisse. Tout eût été pour le mieux, sans le caprice de Danilo. Sur son ordre, quinze montagnards escaladèrent la forteresse, y firent la récolte de têtes d’usage qu’ils expédièrent à Tsettinie, tournèrent les canons du fort contre la ville, jetèrent les bourgeois musulmans à la porte, et appelèrent cent cinquante des leurs dans la citadelle qu’ils fortifièrent. Le pacha de Scutari se hâta, comme on le pense bien, d’essayer de réparer cette conséquence de sa comptabilité trop ingénieuse : il amena contre Jabliak les soldats qu’il eût dû y mettre plus tôt, donna l’assaut à la faveur d’un épais brouillard, et perdit trois cents hommes à la première attaque, qui fut suivie d’autres moins sanglantes et tout aussi infructueuses. Il se borna alors à un blocus qui aurait pu durer aussi longtemps que celui de Missolonghi ; mais Danilo, obéissant à la pression de l’Autriche, évacua la place et la fit démanteler. Le pacha ordonna de reconstruire la forteresse sur un plan tout moderne, et il ne reste de l’ancienne que quelques casemates voûtées.
En face de Jabliak s’élève sur une colline le bourg monténégrin de Dodoch, dont l’histoire ne manque pas d’originalité. Quelques montagnards intrépides s’étaient, pendant la petite guerre de 1832, emparés de l’île de Salkovina, que les Turcs leur avaient d’abord affermée, et pour détendre leur conquête, ils élevèrent une koulé (sorte de blockaus) au village de Dodoch : puis ils se partagèrent la plaine en simulant des actes de vente et des reçus, et se mirent à la cultiver, en désignant à tour de rôle ceux qui garderaient en armes cette acquisition d’un nouveau genre. Les Turcs dépossédés n’avaient qu’un recours, et en usaient bruyamment : de temps à autre, les boulets de Jabliak renversaient un travailleur sur son sillon et donnaient aux autres des distractions fort excusables. Il fut alors convenu que tout homme qui, sous le feu de l’ennemi, abandonnerait le travail, payerait une amende de vingt talaris et porterait un tablier de femme. En 1839, quelques préliminaires de paix ayant eu lieu, le refus des gens de Dodoch de rendre la Salkovina fit recommencer la guerre : et depuis, une sorte de prescription s’est établie en leur faveur. C’est, du reste, en petit l’histoire des Monténégrins : chaque pied de maigre terrain qu’ils cultivent n’est fécondé de leur sueur qu’après l’avoir été de leur sang.
J’étais entré dans le large et sinueux canal où se décharge la Tsernovich, et j’avais commencé à lever à vue les massifs qui la surplombent, quand un effroyable orage qui creva sur nous presque à la sortie du lac, fit une diversion désagréable au plaisir que j’éprouvais dans la contemplation des sauvages magnificences du pays. Je cherchai inutilement sur la crête ou sur le flanc des montagnes quelque trace de fortifications, une koulé ou du moins une de ces redoutes qui pouvaient abriter les tirailleurs contre le feu des canonnières. Il eût été intéressant pour moi de sonder de distance en distance le chenal qui serpentait entre deux belles nappes de plantes aquatiques ; mais les torrents de pluie qui m’inondaient chassaient de mon esprit toute préoccupation scientifique. Le premier village que je rencontrai était celui de Prevlaka ; c’était un groupe de huttes dont la rivière baignait presque le pied, et qui semblait désert. Ma première impression ne fut pas précisément favorable. Je venais de visiter les villages albanais, avec leurs petites maisons blanches, propres, aérées, leurs toits rouges encadrés de haies vives et ombragés de pommiers, animées de tous les bruits qui indiquent la vie et je me trouvais sans transition en face d’une sorte de bourgade kabyle, triste et morose à voir. On a dit que la pauvreté n’est pas vice, mais il est certain qu’elle produit généralement une prévention mauvaise, que la réflexion dissipe aussitôt chez les esprits sincèrement désireux de s’éclairer. Je compris vite que dans ce monde oriental où la force brutale a presque toujours le dernier mot, la liberté a de terribles exigences, et que la première condition pour être un peuple est de savoir vivre dans ces huttes misérables que je ne regardai plus qu’avec respect.
Après deux grandes heures de canotage, l’onde noire et immobile de la rivière fit place à un courant assez rapide et à des eaux d’une transparence parfaite courant entre de riantes prairies : la vallée s’évasait et le paysage prenait un caractère plus doux. La profondeur de la rivière diminuait si vite que malgré le très-faible tirant d’eau de la londra, nos rameurs durent se mettre dans l’eau jusqu’à mi-jambe et pousser vivement la barque qui grinçait sur les cailloux. Je commençais à m’inquié-