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La liste des animaux terrestres est plus bornée encore que celle des végétaux. Quelques rats ont été apportés de l’île Maurice sur un vaisseau naufragé, et les seuls oiseaux de terre sont une bécasse et un râle ; les échassiers, après les palmipèdes, sont les premiers colons de ces régions lointaines.

Tout ce que j’ai rencontré en fait de reptiles, c’est un petit lézard, et, à part les araignées, qui sont nombreuses, je n’ai pu recueillir que treize espèces d’insectes, dont un coléoptère ; enfin, sous des blocs isolés de corail pullule seule une petite fourmi. Mais si, de cette terre stérile, nous reportons nos regards vers la mer, nous y verrons affluer la vie. Il y a de quoi s’enthousiasmer à contempler le nombre infini d’êtres organiques dont regorgent les mers tropicales ; de beaux poissons verts et de mille teintes diverses chatoient dans les creux, dans les grottes, et les couleurs de plusieurs des zoophytes sont admirables.

Les longues et étroites bandes de terre qui forment les îlots, s’élèvent seulement à la hauteur où le ressac peut lancer des fragments de coraux, où le vent peut entasser des sables calcaires. Au dehors un rebord de corail plat et solide brise la première violence des flots, qui, autrement, balayeraient ces écueils et tout ce qu’ils produisent. Ici l’Océan et la terre semblent se disputer l’empire : si celle-ci commence à prendre pied, les citoyens de l’onde maintiennent leurs droits antérieurs. De tous côtés l’on voit diverses espèces du crabe ermite promener sur leur dos la coquille dérobée à la plage voisine : d’innombrables hirondelles de mer, des frégates, des fous, fixent sur vous leurs yeux stupides et colères, planent dans l’air, surchargent les branches des arbres, infestent les bois de leurs nids. Parmi cette population ailée je n’ai distingué qu’une charmante créature ; une mignonne hirondelle de mer, d’un blanc de neige. Vous épiant de son brillant œil noir, elle voltige doucement, toujours tout près, et sous cette gracieuse et délicate enveloppe on serait tenté d’imaginer quelque sylphe léger qui vous observe et vous suit.

Dimanche, 3 avril. — Après le service j’accompagnai le capitaine Fitz-Roy à l’établissement situé à la pointe d’un îlot couvert de hauts cocotiers ; le capitaine Ross et M. Liesk y vivent dans une espèce de grange ouverte aux deux bouts, et tapissée de nattes d’écorces tressées. Les maisons des Malais bordent la lagune, et le tout a un air de désolation profonde : pas un coin de jardin pour rappeler la vie de famille et la culture. Tous les natifs parlent le même idiome et appartiennent à l’archipel indien ; ils viennent de Bornéo, des Célèbes, de Java, de Sumatra. Leurs traits, surtout leur couleur, les rapprochent des habitants de Tahiti ; quelques-unes des femmes rentrent davantage dans le type chinois : et l’expression générale des figures, le son des voix de celles-ci me plaisaient assez. Cette population semble pauvre ; les maisons sont dépourvues de mobilier, mais l’embonpoint des enfants fait l’éloge du régime de noix de cocos et de chair de tortue.

Sur cette même île se trouvent les puits, où les vaisseaux s’approvisionnent d’eau douce. Au premier aperçu on s’étonne d’en voir le niveau descendre et monter suivant le mouvement des marées. On est allé jusqu’à imaginer qu’ils se remplissaient d’eau de mer que les sables avaient la vertu de filtrer et de dessaler. Ces puits, à flux et reflux, sont communs aussi sur quelques-unes des îles basses des Indes occidentales. Le sable comprimé, ou le corail poreux, boivent l’eau salée comme ferait une éponge ; mais la pluie qui tombe à la surface descend naturellement jusqu’au niveau de la mer environnante, refoulant un volume égal d’eau salée. Celle-ci s’élève ou s’abaisse avec la marée, la couche supérieure d’eau douce suit le mouvement, et pour peu que la masse soit compacte, il n’y a pas mélange. Il en arrive autrement partout où le terrain consiste en gros blocs séparés par des interstices ; là, si l’on creuse un puits, on arrive à l’eau saumâtre.

Après dîner nous eûmes la curieuse représentation d’une petite scène superstitieuse, jouée par les femmes des Malais. Une énorme cuillère de bois, affublée de vêtements, et qu’on a fait séjourner dans le sépulcre d’un mort, devient inspirée, et danse et gambade à la pleine lune. Les cérémonies préparatoires terminées, la cuillère magique parut, portée par deux femmes, et commença à se démener convulsivement, tandis que femmes et enfants chantaient à qui mieux mieux. Je trouvai le spectacle grotesque, mais M. Liesk m’affirma que la plupart des Malais croient ces mouvements surnaturels.

La danse n’avait commencé qu’au lever de la lune, et il y avait plaisir à la contempler. La placide lumière de l’astre nous arrivait à travers les branches des cocotiers doucement agitées par la brise du soir. Ces nuits des tropiques sont si délicieuses qu’elles feraient presque oublier un moment les chers souvenirs de famille et de patrie, auxquels se rattachent les meilleurs sentiments de notre âme.

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Le 6 avril, j’accompagnai le capitaine au fond de la lagune : le chenal y tournoie entre des coraux délicatement ramifiés. Nous vîmes plusieurs tortues auxquelles deux barques donnaient la chasse. L’eau peu profonde est si limpide que la tortue, qui y plonge et disparaît instantanément, est presque aussitôt retrouvée. Le canot à voile la suit, l’homme, debout à l’avant, s’élance sur la carapace, s’attache des deux mains au cou de l’animal, et se laisse emporter jusqu’à ce qu’il soit maître de la tortue épuisée. Il était amusant de voir les deux bateaux se devancer l’un l’autre, et les hommes s’élancer la tête la première dans l’eau à la poursuite de leur proie. À l’archipel des Chagos, sur ce même océan, les naturels, à ce que raconte le capitaine Noresby, emploient un odieux moyen pour enlever la carapace à la tortue vivante. Ils recouvrent de charbons incandescents l’écaille, qui se retourne et qu’ils arrachent avec un couteau, laissant l’animal regagner la mer, où au bout de quelque temps, la carapace se reforme, trop mince pour être d’aucun usage, tandis que la pauvre créature se traîne toujours languissante et malade après cette barbare exécution.