Arrivés au bout de la lagune, nous traversâmes l’étroit îlot, pour voir, du côté du vent, la large mer se briser sur la côte. Je ne puis dire pourquoi, ni à quel point ce spectacle me paraît imposant : ces élégants cocotiers, ces lignes de verdoyants buissons, cette marge plate, infranchissable barrière, semée de blocs épars, enfin cette frange de vagues écumantes, qui se ruent alentour des récifs. L’Océan, comme un invincible et tout-puissant ennemi, lance ses flots, et il est repoussé, vaincu, par les moyens les plus simples. Ce n’est pas qu’il épargne les roches de corail, dont les gigantesques fragments jetés sur la plage proclament sa puissance ; il n’accorde ni paix ni trêve ; la longue houle, enflée par le doux mais incessant travail des vents alizés, soufflant toujours d’une même direction sur cet espace immense, soulève des vagues presque aussi hautes que celles qu’accumulent les tempêtes de nos zones tempérées ; on reste convaincu à voir leur incessante rage, que l’île du roc le plus dur, de porphyre, de granit, de quartz, serait démolie par cette irrésistible force, tandis que ces humbles rives demeurent victorieuses. Un autre pouvoir a pris part à la lutte. La force organique s’empare un à un des atomes de carbonate de chaux et les sépare de la bouillonnante écume, pour les unir dans une symétrique structure. Qu’importe que la tempête arrache par milliers d’énormes blocs de rochers ! que peut-elle contre le travail incessant de myriades d’architectes à l’œuvre nuit et jour ? Nous voyons ici le corps mou et gélatineux d’un polype vaincre, par l’action des lois vitales, l’immense pouvoir mécanique des vagues de l’Océan auxquelles ne résisteraient, ni l’art de l’homme, ni les ouvrages inanimés de la nature.
Nous ne retournâmes à bord qu’assez tard, étant restés dans la lagune à examiner les champs de corail et la coquille géante du chama qui retient, jusqu’à la mort du mollusque, la main assez hardie pour s’aventurer sous son écaille. Je fus surpris de voir, presque en tête de la lagune, un large espace, d’environ deux kilomètres carrés, couvert de coraux, à branches délicates, tous morts et putréfiés bien que debout. Je finis cependant par m’expliquer ce fait. La plus courte exposition à l’air, sous les rayons du soleil, suffit pour tuer ces zoophytes ; aussi la limite de leur croissance s’arrête-t-elle à la hauteur des plus basses marées du printemps : or, selon quelques vieilles cartes, l’île qui s’allonge du côté du vent était jadis divisée par de larges canaux, ainsi que l’attestent les arbres, plus jeunes aux places de jonction. Lors du premier état du récif, chaque forte brise, lançant un plus grand volume d’eau sur la barrière, tendait à exhausser le niveau de la lagune. Maintenant, au contraire, non-seulement l’eau n’est plus accrue par les courants extérieurs, mais elle est repoussée par la force du vent. De là vient, comme la chose a été observée, qu’en tête de la lagune, la marée ne s’élève pas autant par les fortes brises que durant le calme. Cette différence de niveau, quoique peu considérable, a entraîné la mort des coraux parvenus à leurs dernières limites.
À quelques milles de Keeling, M. Ross a trouvé, enfouie sur la côte extérieure d’un petit attole, dont la lagune est presque entièrement remplie de boue de corail, une diorite, un fragment de pierre verte arrondi et plus gros qu’une tête d’homme. Le capitaine et ceux qui l’accompagnaient ont été également surpris de la trouvaille, conservée depuis comme curiosité. En effet, dans ces parages où l’on ne rencontre pas une particule qui ne soit calcaire, le fait devient surprenant. L’île n’a été que fort peu visitée, un naufrage juste à cette place est chose improbable ; faute de meilleure explication, j’en suis venu à croire que ce caillou, engagé dans les racines d’un arbre apporté par la mer et jeté à la côte, s’était enterré à cet endroit. J’ai vu, avec plaisir, mon hypothèse confirmée par Chamisso, le naturaliste distingué qui accompagnait Kotzebue. Il dit que les habitants de l’archipel de Radak, groupe d’attoles dans le milieu de l’océan Pacifique, cherchent des pierres pour aiguiser leurs outils dans les racines des arbres échoués sur la plage. Il est évident qu’il n’est pas exceptionnel d’en trouver, puisque les lois attribuent la propriété de ces pierres aux chefs, et infligent un châtiment à quiconque tenterait d’en dérober. L’éloignement de toute terre qui n’est pas l’œuvre des madrépores, est attesté par la valeur même qu’attachent au moindre caillou les habitants, qui sont pourtant de hardis navigateurs.
J’allai un autre jour visiter l’île de West, l’une des plus fertiles, où les cocotiers s’entourent de jeunes plants vigoureux, qui fleurissent à leur ombre, et dont les longs rameaux se recourbent et s’arrondissent en berceaux gracieux. Pour connaître le charme de ces ravissants bocages, il faut s’être assis là, et y avoir savouré le breuvage frais et délicieux qu’offre le lait de coco. Une large baie du sable le plus pur, le plus blanc, d’un niveau parfait, et que l’eau ne recouvre qu’aux grandes marées, allonge de petites anses dans les bois touffus de l’île ; ce champ, qui a l’éclat d’un lac, et au-dessus duquel se balancent les tiges souples et les ombres mobiles des cocotiers, est de l’aspect le plus singulier et le plus agréable.
J’ai parlé du birgos, crabe nourri de noix de coco, et qui, très-commun sur toute la surface de ces îles, y parvient à une monstrueuse grosseur. S’il n’est pas de la tribu des pagures voleurs, il se rapproche fort de cette espèce. Ses deux pattes de devant sont terminées par de fortes et pesantes tenailles ; la dernière paire est munie de pinces plus faibles et beaucoup plus étroites. Je n’aurais pas cru possible que ce crustacé ouvrît une noix de coco recouverte de toutes ses enveloppes ; mais M. Liesk m’assura l’avoir souvent pris sur le fait.
L’animal déchire d’abord l’enveloppe, fibre à fibre, toujours vers l’extrémité où se trouvent trois petits yeux ; il se met ensuite à marteler de ses rudes tenailles, frappant sur le même creux jusqu’à ce qu’une ouverture soit faite. Tournant alors sur lui-même, il extrait de la noix, à l’aide de ses pinces postérieures fort minces, toute la substance blanche albumineuse. C’est un des plus curieux exemples d’instinct dont j’aie ouï parler ; on n’eût jamais imaginé qu’il entrât dans le plan de la nature d’établir des rapports entre la structure du crabe et celle