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les fourmilières se multiplient ; on descend une rampe abrupte d’environ trente mètres, la végétation change d’aspect, les melons abondent, le dilou, espèce de laurier, domine dans les bois, puis apparaît une euphorbe, assez rare dans le pays, et dont le suc vénéneux sert à empoisonner les flèches. Les plantes parasites se montrent, mais sans vigueur ; un lac est rempli de vaches qui viennent s’y baigner à l’ombre des mimosas dont les bords sont couverts, les grandes herbes du sentier arrêtent les chameaux, et la caravane aperçoit à l’horizon les champs du Damerghou[1]. Nos voyageurs passent auprès d’un village où se présente, pour la première fois, ce genre d’architecture qui, à part certaines modifications peu importantes, est le même dans tout le centre de l’Afrique. Entièrement construites avec les tiges du sorgho et celles de l’asclépias géante, les cases de la Nigritie n’ont pas la solidité des maisons de l’Ahir, dont la charpente est formée de branchages et de troncs d’arbres ; mais elles sont infiniment plus jolies et plus propres. On est frappé, en les examinant, de l’analogie qu’elles offrent avec les cabanes des aborigènes du Latium, dont Vitruve, entre autres, nous a donné la description. Plus remarquables encore sont les meules de grains, éparses autour des huttes, et qui consistent en d’énormes paniers de roseaux, posés sur un échafaudage de soixante centimètres d’élévation, afin de les protéger contre les souris et les termites.

Arrivés à Tagelel, bourgade soumise au vieil An-nour, qui les y avait accompagnés, nos voyageurs se séparèrent, non-seulement du vieux chef de Tin-Tellust, mais encore les uns des autres : Richardson pour suivre la route de Zinder, Overweg celle de Maradi, et Barth pour se rendre à Kano, en passant par Katchéna, ville énorme dont l’enceinte, de vingt à vingt-deux kilomètres d’étendue, renferme à peine huit mille âmes. C’était autrefois le séjour de l’un des princes les plus riches et les plus célèbres de la Nigritie, bien qu’il payât un tribut de cent esclaves au roi de Bornou en signe d’obédience.

Pendant deux siècles, le dix-septième et le dix-huitième, Katchéna paraît avoir été la première ville de cette partie du Soudan ; l’état social, qui s’est développé au contact des Arabes, y atteignit son plus haut degré de civilisation ; la langue, sa forme la plus riche, sa prononciation la plus pure, et ses habitants, par leurs façons polies et raffinées, la distinguèrent des autres villes du Haoussa. Mais cet état de choses fut totalement changé, lorsque, en 1807, les Foullanes, entraînés par le réformateur Othman dan Fodiye, s’emparèrent de la province. Tous les riches marchands se réfugièrent à Kano, les Asbenaoua y transportèrent leur commerce de sel, et Katchéna, malgré sa position avantageuse et salubre, n’est aujourd’hui que le siége d’un gouverneur. Celui-ci, par caprice ou par soupçon, voulut envoyer Barth à Sokoto, résidence de l’émir Aliyou ; il employa d’abord la persuasion pour parvenir à son but, et, voyant l’inutilité de sa parole artificieuse, il retint le voyageur et le garda prisonnier pendant cinq jours. Mais, grâce à l’énergie dont il devait donner tant de preuves, Barth se trouva libre, et put enfin se diriger vers le célèbre entrepôt du Soudan central.

« C’était pour nous, dit-il, une station importante, non-seulement au point de vue scientifique, mais à celui de nos finances. Après les exactions des Touaregs, les marchandises qui devaient nous attendre à Kano formaient nos seules ressources. Pour ma part, j’avais à payer, en arrivant dans cette ville, cent douze mille trois cents cauris, et ce fut avec un amer désappointement que je reconnus le peu de valeur des objets qui étaient mon seul avoir. Mal logé, la bourse vide, assailli chaque jour par mes nombreux créanciers, raillé de ma misère par un serviteur insolent, on peut se figurer ma situation dans cette ville fameuse qui occupait depuis si longtemps mon esprit. Il fallut cependant aller faire ma visite au gouverneur.

« Le ciel était pur, et la ville, avec ses habitations variées, ses pâturages verdoyants où paissaient des bœufs, des chevaux, des chameaux, des ânes et des chèvres, ses étangs couverts de pistia, ses arbres magnifiques, sa population aux costumes si divers, depuis l’étroit tablier de l’esclave jusqu’aux draperies flottantes de l’Arabe, formaient le tableau animé d’un monde complet en lui-même, tout différent à l’extérieur de ce qu’on voit en Europe, mais exactement pareil au fond. Ici, une file de magasins remplis de marchandises étrangères et indigènes, des acheteurs, des vendeurs de toutes les nuances, qui s’efforcent de gagner le plus possible et de se tromper mutuellement ; là-bas, des parcs où sont entassés des esclaves demi-nus, mourant de faim, dont le regard désespéré cherche à découvrir le maître auquel ils vont échoir. Ailleurs, tout ce qui est nécessaire à l’existence : le riche prenant ce qu’il y a de plus délicat ; le pauvre se baissant, les yeux avides, au-dessus d’une poignée de grains. Puis un haut dignitaire, monté sur un cheval de race au brillant harnais, suivi d’un cortége insolent, effleure un pauvre aveugle qui risque à chaque pas d’être foulé aux pieds.

« Dans cette rue, est un charmant cottage, au fond d’une cour entourée d’une palissade de roseaux ; un allélouba, un dattier, protégent cette retraite contre la chaleur du jour ; la maîtresse du logis, vêtue d’une robe noire serrée autour de la taille, les cheveux soigneusement retroussés, file du coton en surveillant la mouture du millet ; des enfants nus et joyeux se roulent dans le sable, ou courent à la poursuite d’une chèvre ; à l’intérieur, des vases en terre, des sébiles de bois, luisant de propreté, sont rangés en bon ordre. Plus loin, une courtisane sans famille, sans refuge, au rire bruyant et forcé, aux colliers nombreux, la chevelure à demi retenue par un diadème, balaye le sable de sa jupe aux vives couleurs, attachée lâchement au-dessous d’une poitrine

  1. Le Damerghou, province frontière du Soudan, peut avoir soixante milles de longueur sur quarante de large. Son territoire onduleux, excessivement fertile, pourrait nourrir une population compacte, et a été jadis beaucoup plus habité qu’il ne l’est à présent. District en dehors de l’Ahir, auquel il est soumis et dont il est le grenier, il est peuplé de Haoussaoua et principalement de Bornouens.