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luxuriante. Derrière elle, un malheureux couvert de plaies, ou déformé par l’éléphantiasis. Sur une terrasse découverte, un atelier de teinture avec ses nombreux ouvriers. À deux pas, un forgeron finit une lame, dont le tranchant surprendrait le plaisant qui voudrait rire des outils grossiers de celui qui la termine. Dans une ruelle peu fréquentée, des femmes étendent des écheveaux de coton sur une haie.

Plus loin, c’est une caravane qui apporte la noix favorite, du sel qu’emportent des Asbenaoua, une longue file de chameaux chargés d’objets de luxe et qu’on dirige vers Ghadamès, ou bien un corps de cavaliers qui vont, bride abattue, annoncer au gouverneur la nouvelle d’une attaque ou d’une razzia. Dans la foule bigarrée, tous les types, toutes les nuances[1] : l’Arabe olivâtre, le Kanouri à la peau foncée, aux narines flottantes, le Foullane aux traits fins, à la taille souple, aux membres délicats, le Mandingue à la figure aplatie, la virago de Noupé, la jolie femme du Haoussa, élégante et bien faite. Partout la vie humaine sous ses aspects les plus divers, sous ses formes les plus riantes et les plus sombres. »

Convenu avec le chef de l’expédition de se trouver à Koukaoua dans les premiers jours d’avril, Barth voulait partir de Kano le 7 mars ; mais si l’on se rappelle ses embarras financiers, les lenteurs désespérantes des Africains, et si nous disons que la fièvre était venue se joindre à toutes ces difficultés, on comprendra la somme d’énergie qui fut nécessaire au voyageur pour tenir sa promesse.

« Il m’était surtout difficile de m’éloigner de Kano, dit Barth, personne avec qui faire le voyage, une route infestée de voleurs, un seul domestique sur lequel je pusse compter, et la fièvre tellement forte, que la veille de mon départ je ne m’étais pas levé de mon tapis. Néanmoins, j’étais plein d’espoir, et c’est avec la joie d’un oiseau qui retrouve la liberté, que je m’enfuis de ces murailles pour m’élancer vers l’horizon.

« La première chose qui me tira de la rêverie où j’étais plongé fut une bande d’esclaves conduits sur deux files, et attachés l’un à l’autre par une grosse corde passée autour du cou. Ils sont généralement bien traités dans le pays, et il est rare qu’ils cherchent à s’évader, mais encore plus rare qu’ils soient nés dans ces lieux, excepté chez les Touaregs, où l’élève de l’esclave paraît être l’objet de grands soins. J’en augure que le mariage est peu encouragé par les maîtres, je crois pouvoir dire qu’il est rarement permis ; considération grave, puisque, pour réparer les pertes que la mortalité fait naître, il faut avoir recours à de nouvelles razzias, où l’homme est le bétail qu’on pourchasse. L’un de mes serviteurs, ayant été jadis capturé dans l’une de ces maraudes, me fut pris dans le Bornou par un homme qui le réclamait comme sa propriété ; sa mère devint captive à son tour, et sa sœur ne tarda pas à subir le même sort. Pareil fait est journalier sur la frontière ; et si l’on y ajoute les révolutions de palais, qui sont fréquentes, on devinera les calamités qui pèsent sur ces malheureuses provinces.

« À peine avions-nous quitté Benza-ri que j’entendis le bruit du tambour, accompagné de chants significatifs : c’était Bokhari, l’ancien gouverneur de Khadéjà, qui, déposé par son suzerain dont il excitait les soupçons, remplacé par son frère, accueilli par le gouverneur de Mashéna, se mettait en marche pour ressaisir le pouvoir. Il s’empara de la ville, tua son frère, lutta contre les forces réunies de l’empire, sema la désolation jusqu’aux portes de Kano, fut vainqueur, et n’imagina pas autre chose que de se faire marchand d’esclaves sur une immense échelle.

« Inquiets pour notre petite bande, composée de trois hommes et d’un adolescent, nous traversâmes en silence un paysage qui n’était pas fait pour nous distraire de nos préoccupations ; la culture avait cessé, d’immenses plaines déroulaient devant nous leur tapis monotone d’asclépias, où de loin en loin s’élevait un balanite solitaire. »

Aux environs de Chefoua, grande ville entourée de murs, de nombreux troupeaux animent la campagne ; à Ouelleri, où la petite caravane faillit manquer d’eau, l’aspect de la contrée s’améliore ; nos voyageurs brûlent Mashéna, traversent des pâturages, un pays bien boisé, et aperçoivent une bourgade, qu’ils se pressent d’atteindre : elle est complétement déserte ; l’état du pays indique une récente catastrophe. « Il n’est à la ronde si mince gouverneur qui, aussitôt qu’il a des dettes, ne fasse une razzia chez ses voisins, quand il ne trouve pas plus court de vendre ses propres sujets. »

  1. La population fixe de Kano (environ trente mille habitants), se compose de Haoussaoua, de Kanouris ou Bornouens, de Foullanes et de gens de Noupé. On y trouve beaucoup d’Arabes de janvier en avril, époque où la population s’élève à soixante mille âmes par l’afflux des étrangers. — Le principal commerce de Kano consiste en étoffes de coton vendues sous forme de tobé, espèce de blouse ; de turkédi, longue écharpe, ou draperie bleu foncé, dont les femmes s’enveloppent ; de zenné, sorte de plaid aux couleurs voyantes ; de litham noir dont les Touaregs se voilent le bas de la figure ; produits qui s’écoulent, au nord jusqu’à Mourzouk, Ghat et même Tripoli ; à l’ouest jusqu’à l’Atlantique en passant par Tombouctou ; à l’est dans tout le Bornou, y faisant concurrence à l’industrie indigène, tandis qu’au sud ils envahissent l’Adamaoua, et n’ont de limites que la nudité des nègres. On exporte de ces tissus pour trois cents millions de cauris, et l’on comprendra l’importance de cette somme quand on saura qu’avec cinquante mille de ces coquilles une famille entière peut vivre et s’habiller pendant un an. Ajoutons que le Haoussa est l’une des régions les plus fertiles de la terre, et sa population l’une des plus heureuses du globe, toutes les fois que son gouvernement est assez énergique pour la protéger contre ses voisins. — La province de Kano compte cinq cent mille habitants (moitié esclaves, moitié hommes libres). Le gouverneur peut mettre sur pied sept mille chevaux (il en a levé jusqu’à dix mille), et vingt mille fantassins. — Son revenu se compose, outre les présents qu’il reçoit des étrangers, d’un impôt foncier de deux mille cinq cents cauris (cinq francs) par famille, et d’une taxe de sept cents cauris par cuve de teinture, qui sont au nombre de plus de cinq mille à Kano seulement. Son autorité n’est pas absolue. À part le droit d’appel de ses décisions à l’émir de Sokato, si toutefois la plainte peut arriver jusque là, il est assisté d’un conseil dont il est obligé de prendre l’avis dans toutes les affaires importantes. Ce conseil est formé du ghaladina, ou vizir, qui le préside et qui est parfois plus puissant que le gouverneur lui-même, du maître des écuries, charge importante dans ces contrées barbares, du commandant militaire, du chef de la justice, de celui des esclaves, du trésorier et du maître des bœufs, espèce d’intendant chargé du matériel de guerre (le bœuf étant la bête de somme du pays). — La classe élevée est arrogante, l’étiquette de la cour très-sévère ; les Foullanes qui, peu à peu, ont envahi la province et ont fini par s’en rendre maîtres, épousent les jolies filles de la nation conquise, mais ne donnent pas les leurs aux vaincus.