Page:Le Tour du monde - 02.djvu/219

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une perdrix, une pintade prenait son vol, et, abasourdie par les clameurs de la foule, tombait d’elle-même entre les mains des soldats. En certains endroits le sol, pareil à un immense échiquier, témoignait du nombre d’éléphants qui avaient dû s’y réunir, et dont ces trous marquaient la piste. Le jour suivant, les buissons se rapprochèrent, au fourré succéda la forêt, puis elle devint moins épaisse, fut remplacée par des champs de riz sauvage, et l’on dressa les tentes auprès d’une belle nappe d’eau, qui nous permit d’ajouter du poisson à nos rôtis de lièvre et d’éléphant.

« Dès l’aurore toute l’armée était en rumeur, et les chefs revêtaient leur plus beau costume. Nous entrions dans le Mosgou, et nous retrouvions les Foullanes qui, s’avançant toujours, et subjuguant les païens, sont venus jeter ici les fondements d’un nouvel empire. Nous nous arrêtons pour recevoir le chef mosgovien Adishen, dont les cavaliers nus, montés sur de petits poneys sans selle et sans bride, ont l’aspect le plus sauvage. À peu de distance, nous rencontrons le chef des Foullanes avec deux cents hommes, dont les tuniques, les châles, le harnachement annoncent un degré supérieur de civilisation, mais qui sont loin d’avoir grand air. Lorsque les tentes sont dressées, Adishen se présente chez le vizir, se plaint des Foullanes et sollicite la protection du cheik. On l’affuble d’une chemise noire, d’une riche tunique de soie, d’un grand châle égyptien ; on le salue du nom de gouverneur, et le voilà fonctionnaire du Bornou, seul moyen pour lui de conserver l’existence ; mais au prix de quels sacrifices !

« Nous avons atteint la région du déleb, variété du borassus flabelliformis, qui s’étend du Mosgou jusqu’à la frontière du Kordofan. Quel dommage d’être avec ces odieux chasseurs d’hommes, qui, sans égard pour la beauté de ce pays et le bonheur de ceux qui l’habitent, répandent la dévastation, uniquement pour s’enrichir. De vastes champs de céréales, parsemés de villages, de grands arbres à la cime étalée, dont les branches soutiennent la provision de foin pour la saison pluvieuse ; des mares creusées de main d’homme, auxquelles il ne faudrait que des canards et des oies pour me rappeler celles de mon pays natal ; des greniers soigneusement construits, de larges sentiers bordés de haies bien tenues, des tombeaux, annonçant le respect des morts, que le vainqueur, plus civilisé, abandonne aux hyènes. Absorbé par ce tableau, je ne m’aperçois pas que l’armée a pris les devants ; quelques Chouas passent au milieu des arbres, et je me hâte de les rejoindre. Dans la plaine ou nous arrivons, des cavaliers battent les haies des villages ; ici un indigène fuit à toutes jambes ceux qui le poursuivent ; là-bas c’est un malheureux qu’on arrache de sa case, plus loin un troisième, qui s’est blotti dans un massif de figuiers, sert de point de mire aux flèches et aux balles, tandis qu’un certain nombre de Chouas s’efforcent de contenir les troupeaux qu’ils ont pris.

« J’entends enfin le tambour, le son me guide ; j’apprends que les païens ont brisé la colonne du vizir, et dispersé l’arrière-garde. Pauvres gens ! ce n’est pas la bravoure qui leur manque ; s’ils avaient un chef et des armes, ils tiendraient en respect leurs dangereux voisins ; mais ils n’ont que des lances, pas même de flèches.

« On avait pris mille esclaves, coupé froidement la jambe à cent soixante-dix hommes, laissant à l’hémorragie le soin de les achever. Nous arrivons à Demmo ; près de ce village passe une rivière importante, dont la rive opposée longe une forêt splendide. Quelle fausse idée nous avons tous de ces régions africaines ! À la place de cette chaîne massive des monts de la Lune, quelques montagnes éparses ; au lieu d’un plateau desséché, de vastes plaines d’une fécondité excessive, et traversées par d’innombrables cours d’eau.

« Nos gens regardent avec dépit cette rivière qui les empêche de poursuivre leur gibier. Ils n’en prennent pas moins un nombre considérable de femmes et d’enfants, sans parler du bétail ; et nous campons sur les ruines de ce village, dont une heure auparavant la population était riche et heureuse.

« Nous ne trouvons plus que des hameaux déserts, que nos pillards brûlent en toute sécurité. À Baga, la besogne est déjà faite ; mise à sac l’année précédente, il ne reste plus que des ruines ; tout ce que la flamme a pu détruire a disparu ; les cours intérieures du palais, autrefois remplies de hangars, ont seules conservé leurs cases, dont les tourelles en pisé témoignent d’un art que je ne m’attendais pas à trouver dans le Mosgou. Il n’y a de chambres closes que pour le vizir et son harem ; le temps est froid, et rien n’est douloureux comme d’entendre les gémissements de ces pauvres Mosgoviens, arrachés de leur demeure, et laissés nus au dehors par cette nuit rigoureuse. Nous n’en restons pas moins plusieurs jours dans cet endroit glacial, l’usage voulant qu’on partage le butin sur le territoire ennemi.

« Bien que l’expédition n’eût pas été fructueuse, elle ramena dix mille têtes de gros bétail, et environ trois mille esclaves, y compris de vieilles femmes ne pouvant plus marcher, de véritables squelettes, horribles à voir dans leur entière nudité. Le commandant en chef reçut pour sa part le tiers du produit de la chasse, plus la totalité des gens pris sur le territoire d’Adishen, et qui constituaient une espèce de tribu. »


Entrée dans le Baghirmi. — Refus de passage. — Traversée du Chari. — À travers champs. — Défense d’aller plus loin. — Hospitalité de Bou-Bakr Sadik. — Barth est saisi. — On lui met les fers aux pieds. — Délivré par Sadik. — Maséna. — Un savant. — Les femmes de Baghirmi. — Combat avec des fourmis. — Cortége du sultan. — Dépêches de Londres.

Rentré à Kouka le 1er  février, notre voyageur s’en éloigna de nouveau le 4 mars 1852. Toujours dénué de ressources, luttant contre la misère qui s’ajoutait à la fièvre, à la fatigue, à mille dangers, à mille obstacles, il entrait le 17 mars dans le Baghirmi[1], région où pas un Européen n’avait encore pénétré.

  1. Le Baghirmi est un plateau légèrement incliné vers le nord, et situé à trois cents mètres au-dessus de la mer. Son étendue est