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Toungoo, Tavoy, etc., le palais occupe le centre de la ville, et ses murs affectent un parallélisme parfait avec les remparts de la cité. Il y a trois enceintes, et de plus une haute palissade en troncs de teck, à laquelle vient s’ajouter un épais mur de briques. Du côté de l’est, où se trouve l’entrée publique, s’étend une esplanade d’environ cent vingt-cinq mètres, qui se termine par un autre mur en briques avec double porte. Chaque face du palais a une grille, confiée à la garde d’un officier qui, chargé de veiller à la sûreté du roi, prend le titre de commandant de la porte du nord, de la porte du sud, et ainsi de suite.

Après avoir franchi le dernier mur, on se trouve devant le Myé-nan (palais de terre), ainsi nommé à cause de son sol en terre battue : c’est la grande salle des audiences. Construite sur une terrasse en briques recouvertes de plâtre, de quatre-vingts mètres de long sur trois mètres de hauteur, sa façade est couronnée d’un triple pignon, et sur les ailes soutenues par des colonnettes s’étage un double toit ; cette construction, tout en bois, est dorée. La salle d’audience a de dix-huit à vingt mètres de profondeur ; à son extrémité se trouve le trône ; au-dessus du trône, au centre du palais et de la ville, autant qu’aient pu y réussir les géomètres birmans, s’élève un élégant phya-sath (clocher de bois) semblable à ceux des monastères, et sur lequel brille un htee doré, privilége que le roi seul partage avec les établissements religieux. Le phya-sath aussi avait été doré, mais, lors de notre visite, il ne conservait plus de trace de son ancien éclat.

Au nord du palais, se trouve le palais du seigneur éléphant blanc, derrière lequel sont les appartements ordinaires de Sa Seigneurie. Près de sa demeure se trouvent les écuries où l’on renferme les éléphants vulgaires.

L’éléphant blanc actuel occupe sa haute position depuis plus de cinquante ans. Je croirais volontiers que c’est celui dont parle le P. Sangermano, et qui fut pris en 1806, à la grande joie du roi, qui venait de perdre celui qu’il possédait.

C’est un éléphant énorme ; il a plus de trois mètres de haut, une tête superbe, des défenses magnifiques. Malheureusement son corps est long, efflanqué, mal fait. Il nous parut dans un mauvais état de santé. Son regard est faux et désagréable, et ses gardiens semblent se métier de son caractère : ils nous ont toujours conseillé de ne pas nous approcher de sa tête ; le petit anneau rougeâtre qui entoure son iris ressemble, dit-on, à un « cercle des neuf pierres précieuses » (talisman). À peu près uniforme, sa couleur rappelle celle des taches que l’on voit sur les oreilles et sur la trompe des éléphants ordinaires ; en somme il mérite bien son nom d’éléphant blanc.

Ses paraphernalia royaux, qu’on déploie quand il arrive des visiteurs, sont magnifiques : son driving-hook[1], qui avait environ un mètre, était incrusté de perles dans toute sa longueur ; çà et là cerclé de rubis, son manche était de cristal avec des ornements d’or. La tiare, de drap écarlate, ruisselait de gros rubis et de diamants splendides ; son front était orné de « cercles des neuf pierres précieuses » qui détournent les mauvaises influences.

Quand il était en grand costume, comme les grands dignitaires birmans, comme le roi lui-même, il portait sur sa tête une plaque d’or où se lisaient tous ses titres, et entre ses yeux resplendissait un croissant de grosses pierres précieuses. À ses oreilles pendaient d’énormes glands d’argent, et il était harnaché de bandes écarlates tissées d’or et de soie et embossées d’or pur.

Il a un fief qui lui appartient en propre, un woon (ministre), quatre ombrelles d’or, et une maison composée de trente personnes. Avant d’entrer dans son palais, les Birmans ôtent leur chaussure.

On annonce souvent la prise d’éléphants blancs ; il y a alors grand émoi à la cour ; mais la plupart du temps, vérification faite, il se trouve que ce n’est de leur part qu’une prétention à ce titre, au grand regret du roi, qui saluerait la venue d’un véritable éléphant blanc comme la consécration par la nature de ses droits légitimes à la royauté ; car il n’est pas sans quelques remords, paraît-il, au sujet de l’usurpation qui l’a placé sur le trône de son frère. En 1831 on avait pris un de ces éléphants suffisamment blanc pour qu’on lui assignât un apanage. Mais le gouvernement étant alors obligé de payer les dernières indemnités de la paix de Yandabo, on fut obligé d’y appliquer les revenus du nouveau Senmeng (seigneur éléphant). Une députation présenta en grande pompe, au pachyderme, une lettre du roi, écrite sur une longue feuille de palmier. Le roi le priait de ne pas s’offenser si on le privait de son revenu pour payer les kalàs (étrangers), et on lui donnait l’assurance que le tout lui serait remboursé avant deux mois.

Je n’ai pu m’assurer si les Birmans intelligents ont conservé leur antique superstition pour les éléphants blancs, ou s’ils ne voient là qu’une sorte d’attribut traditionnel de la royauté ; quelque chose comme les chevaux café au lait qui conduisent la reine d’Angleterre quand elle ouvre ou proroge le parlement.

Devant le soubassement de la salle d’audience se trouvent une vingtaine de canons remarquables soit par leur grandeur, soit par leur exécution. J’y remarquai entre autres deux pièces de bronze de 24, que certains détails semblent désigner comme d’origine birmane, et qui font grand honneur à l’intelligence de ce peuple. Quelques pièces de petit calibre imitant des dragons hérissés, la gueule ouverte, les ailes éployées, sont d’un fini remarquable ; ces dernières ont, dit-on, été prises aux Siamois.

Un peu plus loin on voit une énorme pièce d’artillerie amenée de l’Aracan, à la fin du dernier siècle, après la conquête de ce pays. Semblable à la Mons-meg d’Édimbourg, elle est formée de barres de fer longitudinales entourées de massifs cercles de fer, très-imparfaitement soudés. Cette pesante machine a environ huit mètres soixante-dix centimètres de long ; son diamètre extérieur à la culasse est de quatre-vingts centimètres, mais son calibre n’est que de trente.

  1. Sorte d’aiguillon à crochet qui remplace le fouet du cocher entre les mains du mahout ou cornac.