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les pans de son putso, nous déclara que sa femme ne se consolerait pas plus que lui du départ du major Phayre. « Je prierai Dieu journellement, ajouta-t-il, pour le major, pour le gouverneur général, pour votre souverain et pour vous tous enfin, demandant à sa toute-puissance de vous mettre à l’abri des maladies, des démons et de tous les malheurs possibles. Cette prière, je l’ai déjà faite ce matin avant de quitter la ville avec vous. Quand je vais y rentrer, le roi et la reine vont me demander, selon leur habitude, ce que vous avez dit et pensé. Que dois-je leur répondre ?

— Que nous sommes tous on ne peut plus reconnaissants de la bienveillance dont Leurs Majestés ont comblé la mission pendant tout son séjour dans leurs États. » Telle fut la réponse du major, qui véritablement n’était que l’interprète fidèle des sentiments de tous ses compagnons. L’ancre fut ensuite levée et nous reprîmes notre voyage, non pourtant avant que le woondouk eût fait accepter à chacun de nous une énorme caisse de confitures birmanes.

La baisse des eaux avait donné au pays que nous traversions un aspect tout nouveau. Des îles étendues et de hauts bancs de sable s’élevaient en des endroits où, lors de notre arrivée, nous n’avions vu que des arbres à demi submergés et des maisons inondées. Le chenal du fleuve était néanmoins bien mieux défini, et le paysage sur l’une et l’autre rive plus frais, plus verdoyant, et plus fréquenté.

Le 23, dans la matinée, nous nous retrouvâmes devant les ruines de Pagán. La journée fut employée à visiter d’abord une manufacture de laque, principale industrie de ce district, puis à revoir en détail la grande pagode de Shwé-Zergoug qui s’élève non loin de là.

C’est un des temples les plus célèbres de la contrée. Tout Birman est tenu d’y venir en pèlerinage, au moins une fois en sa vie. Suivant le colonel Burney[1], il a été fondé par Nauratha Men-zan, quarante-deuxième roi de Pagán, vers l’an 1064 de notre ère, et fut achevé par un de ses généraux, qui monta sur le trône après un fils de Nauratha. On y garde dans une châsse un fac-simile d’une dent de Gautama ; dent que le roi envoya chercher en Chine avec une grande armée. La sainte relique (une véritable défense d’éléphant), éludant l’invitation, tint à rester en Chine, et le roi de Pagán fut obligé de se contenter d’un miraculeux duplicata.

Après cette halte dans ce lieu que Karl Ritter appelle la Thébaïde birmane, nous dûmes encore nous arrêter le lendemain à Menhla, chez le gouverneur Makertish, qui avait préparé, pour fêter notre passage, un festival où ne figurèrent pas moins de quatre-vingt-quinze jeunes filles, divisées en trois corps de ballets, chantant et dansant.

Le 27, au milieu du jour, nous passâmes devant les piliers qui marquent les frontières de la Birmanie britannique et du territoire que les guerres de 1824 et de 1852 ont laissé au royaume d, Ava ; trois jours plus tard, le 30 octobre, nous rentrions à Rangoun.


Coup d’œil rétrospectif sur la Birmanie.

Ptolémée paraît être le premier géographe de l’Occident qui ait parlé d’une manière précise des contrées arrosées par l’Irawady. Sa Chersonèse d’or ne peut être cherchée ailleurs que dans la saillie formée par le delta du grand fleuve, et l’on doit, comme l’a fait le savant Gosselin, identifier avec Tenasserim la ville de Thinæ du géographe Alexandrin, retrouver sa Tugma metropolis dans la vénérable cité de Tagoung, et Tharra, ville centrale de la Chersonèse, dans la moderne Tharawadi, ou peut-être mieux encore dans Tharra-Khettara, un des anciens noms de Prome. À l’orient, sur les confins des Sinæ, Ptolémée place les tribus des Kakobæ et des Kadopæ, appellations différant bien peu de celles de Kakoos et de Kadouns que se donnent eux-mêmes dans leurs dialectes les Kakhiens et les Karens d’aujourd’hui. On voit qu’il est difficile d’être plus exact et mieux renseigné sur les régions de l’extrême Orient que ne l’était Ptolémée vers l’an 175 de notre ère.

Quant au nom de Chersonèse d’or sous lequel il les désignait à ses contemporains, on a rattaché son origine à la profusion de métal précieux répandu sur les édifices religieux de cette partie de l’Indo-Chine ; mais il est plus probable qu’il est dû à quelque rapport exagéré sur les richesses minéralogiques de ces contrées ; car la dorure des temples et même l’architecture religieuse n’y ont été introduites qu’avec les doctrines bouddhiques au commencement du cinquième siècle.

De Ptolémée, il faut descendre jusqu’à Marco-Polo pour trouver dans un auteur européen une mention précise de ces mêmes régions. Le voyageur vénitien cite Pagán sous le nom chinois de Mien, grande et noble cité, capitale du royaume. Peu après le passage de Marco-Polo, la vallée de l’Irawady subit le joug d’un détachement de la grande invasion mongole, et quand, à la faveur des discordes intestines qui brisèrent l’unité de l’empire fondé par les fils de Tchenkis, les Indo-Chinois repoussèrent leur domination, le nom d’Ava apparaît pour la première fois dans l’histoire.

Vers l’an 1500, le territoire birman ne rayonne guère que de trente à quarante lieues autour de cette métropole ; puis, quatre-vingts ans plus tard, il est englobé tout entier, à titre de vasselage, dans les limites de l’empire du Pégu, qui couvre toute l’Indo-Chine, depuis le golfe du Bengale jusqu’aux rives du Cambodje. Deux siècles de luttes, de révoltes, de guerres, auxquelles se mêlent des aventuriers européens, naissent de cet état de choses ; enfin vers 1750, les Péguans, après avoir assiégé et renversé Ava de fond en comble, mettent fin à sa dynastie nationale. Elle comptait une série de trente-neuf rois.

On sait comment, l’année suivante, un Birman de basse extraction, c’est-à-dire Shan ou Karen d’origine, recommença, à la tête d’une poignée d’hommes, la guerre de l’indépendance, et immortalisa son nom d’Alompra, par l’expulsion des étrangers et la reconstitution de la Birmanie dans une puissance et des limites qu’elle n’avait jamais possédées avant lui.

  1. Burney’s journal to Ava, 1830.