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aux Indes, au nombre des navires de guerre, des hommes et des canons employés de part et d’autre. Un tsa-ye-gyi, ou secrétaire, se hâtait de transcrire mes réponses sur son noir agenda avec son crayon de stéatite, lorsque l’on nous annonça le déjeuner.

Le maître d’artillerie, de son côté, voulait surtout savoir pourquoi la guerre traînait en longueur et pourquoi nous la faisions. Comme je m’efforçais de lui expliquer que la puissance de la Russie s’étendait trop et menaçait la tranquillité de l’Europe, cette réponse provoqua une explosion de rires, dus, sans doute, à ce qu’ils en firent une application à leur usage et au nôtre.

Pendant ce temps le Magwe-mengyi eut une conférence particulière avec le major Phayre, relativement à la politique des frontières.

Enfin ils partirent en nous promettant d’envoyer sous peu la lettre royale sur laquelle, en vérité, nous ne comptions plus. On avait apporté à bord tous nos effets, et nous attendîmes jusqu’au coucher du soleil sans voir arriver cette missive. Alors l’ambassadeur ne jugea pas nécessaire de différer plus longtemps notre départ.

Le régiment birman, de garde à l’ambassade, et qui porte le nom de Leyta-gyoung, se forma pour nous escorter, mais nous n’avions pas gagné le lac que l’on nous annonça la venue de la procession chargée de la lettre royale ; nous fîmes donc halte, mais avant qu’elle ne nous rejoignît, le soleil était couché.

La tête du cortége se composait de gens revêtus du plus fantastique costume de guerre, de quelques fantassins et de la musique. La lettre était portée par un makhangyi installé sur un éléphant caparaçonné d’un howdah doré et flanqué de deux grands boucliers d’or. Huit ombrelles dorées abritaient la lettre, qu’en ces occasions on ne confie pas à de hauts dignitaires, afin de rendre par la le respect que l’on témoigne à ce papier plus évident.

Paysans birmans en voyage, d’après H. Yule.

Comme la nuit nous gagnait, et que nous avions plusieurs milles à franchir, l’ambassadeur proposa d’embarquer la lettre sur la chaloupe de la Zénobie, et de la suivre dans les canots des steamers qui se trouvaient sur le lac. On accepta ; le woondouk prit le précieux papier des mains du vieux nakhangyi, et le remit à l’ambassadeur en lui disant : « Ceci est la lettre royale de Sa Majesté au gouverneur des Anglais. » L’ambassadeur la reçut, la passa au secrétaire, qui la déposa sur un plateau doré et la porta à bord de la chaloupe, où l’on arbora aussitôtle pavillon de la Compagnie des Indes.

L’enveloppe de ladite lettre, d’une apparence étrange, consistait en deux tubes d’ivoire longs de quinze pouces, enveloppés eux-mêmes dans un fourreau de velours écarlate et chargé de plusieurs sceaux représentant le paon et le palais sacré. L’ambassadeur en remit l’ouverture au moment où nous aurions quitté la frontière, et alors nous y vîmes que le roi avait évité toute allusion au traité qu’on avait présenté à sa signature, bien que le major Phayre eût espéré, d’après une conversation confidentielle avec le magwé-Woongyi, que quelques mots d’explication auraient été donnés à ce sujet.

Le 22 octobre, nous dérapâmes enfin du mouillage où nous étions restés si longtemps, et notre petite flottille commença à descendre le fleuve. Le P. Abbona, MM. Camaretta, Spears, le vieil Arménien Makerlich, le woondouk et le manmadau Phra Woon insistèrent pour nous suivre au moins jusqu’à notre première station, où nous accompagna aussi le myo-Woon d’Amarapoura, par ordre exprès de son souverain. Le bon vieux nanmadau Phra Woon, assis sur notre pont, ne cessait de compter les grains d’ambre de son petit rosaire, en répétant sans cesse d’un| voix étouffée : Aneytya ! Dokha ! Anatta ! mots palis qui expriment le caractère borné, transitoire, du bonheur terrestre, et le néant des affections humaines.

Une douzaine de bateaux de guerre nous fit ainsi cortége jusqu’au coucher du soleil, moment solennel ou nous jetâmes l’ancre pour prendre un dernier congé de nos amis, dont les discours d’adieux nous touchèrent profondément. Le vieux Woon, s’essuyant les yeux avec