Page:Le Tour du monde - 02.djvu/387

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ils étaient attachés ; ils se contentaient de frapper le rocher du pied avec assez de force pour aller presque toucher la paroi opposée, et, pendant cette émouvante excursion dans le vide, la mine avait le temps de produire son effet ; à leur retour, tout danger avait disparu. Une fois, cependant, une pierre coupa, comme l’eût fait un couteau, la corde de l’un de ces imprudents travailleurs qui tomba dans l’abîme, d’où ses camarades ne retirèrent quelques heures après qu’un cadavre défiguré. »

À partir de ce point, les travaux d’art se multiplient tellement, que leur simple énumération deviendrait fastidieuse. Ce ne sont plus que tunnels, galeries, encorbellements, pour me servir de l’expression technique. La gorge se rétrécit. De distance en distance on aperçoit au fond de l’abîme, à cent cinquante mètres au-dessous de soi, dans une sinistre obscurité, l’écume blanche de la Vernaison qui continue sans repos son œuvre de percement ; d’autres fois on entend mugir le laborieux torrent sans le voir, tant les ténèbres où il se cache sont profondes. Des deux côtés de la route, entre les tunnels, se dressent, à une grande hauteur, de magnifiques rochers aux superbes teintes d’un gris bleuâtre, complétement dépourvus de végétation, et dont les échos répètent incessamment les plaintes lamentables des eaux. Ici, une petite cascade tombe en se jouant capricieusement dans le gouffre qui dérobe ses derniers ébats aux regards du voyageur attristé de sa fin précoce ; là, des tapis de mousse et des bouquets d’arbustes voilent avec un art charmant la nudité trop crue de la pierre ; ailleurs, dans un détour, on embrasse d’un coup d’œil la gorge que l’on a déjà parcourue et celle où l’on va s’engager. Le passage le plus saisissant est celui que représente notre dessin (voir la page 372). On s’est rapproché du torrent qui se calme ou plutôt qui n’est pas encore devenu furieux ; mais les deux parois se resserrant encore plus, on pourrait craindre qu’elles ne finissent par se toucher. Il a fallu faire passer la route de la rive droite sur la rive gauche. Au delà du pont, les tunnels, devenus plus nombreux, se succèdent à de plus courts intervalles. Même dans le milieu du jour, quand le ciel est sans nuages, une faible lumière se glisse à peine à travers les branches des arbustes qui sont parvenus à croître sur les escarpements des rochers que l’homme a su percer aussi pour s’ouvrir un passage. Si le soleil a disparu derrière un épais rideau de vapeurs, une nuit presque complète règne au fond de cette solitude ou la voix gémissante du torrent couvre tous les autres bruits de la terre. On ne peut se défendre d’une émotion indéfinissable… Malgré les beautés merveilleuses de ce paysage, peut-être unique, on se sent presque fatigué d’admirer ; on éprouve le besoin de respirer un air plus libre, de revoir le soleil, des arbres, de la verdure, des êtres animés ; on se trouve heureux enfin quand, au sortir d’un dernier souterrain, on débouche dans une vallée supérieure brillamment éclairée, dont les versants boisés sont éloignés l’un de l’autre de plus d’un kilomètre, et dont les terres cultivées témoignent de la présence de l’homme… À deux cents mètres plus loin, en se retournant, on aperçoit à peine dans la montagne l’ouverture des Grands-Goulets, a demi cachée par des guirlandes de broussailles…


IV

Les gorges d’Omblèze.

Des Grands-Goulets, on peut aller à Die par la Chapelle-en-Vercors, le col de Rousset et Chamaloc ; mais la route de voitures n’est pas encore terminée, car on doit percer un tunnel de quatre cents mètres dans la montagne de Rousset. Si intéressante d’ailleurs que soit cette route, il me faut suivre mon habile dessinateur, M. A. Muston, par un autre chemin plus curieux pour les artistes. Cette fois nous partirons, non de Pont-en-Royans, mais de Saint-Jean-en-Royans, chef-lieu de canton de deux mille sept cent trente et un habitants, qui n’est éloigné de Pont que de deux heures à pied, et qui appartient déjà au département de la Drôme.

Saint-Jean-en-Royans n’a de remarquable que sa situation sur la Lyonne, les trois arbres de liberté — des peupliers — qui ombragent l’abondante fontaine de sa place principale, et ses magnifiques noyers dont les produits s’exportent à l’étranger, surtout dans le nord de l’Europe.

À une heure environ de Saint-Jean, quand on a dépassé Oriol et Saint-Martin-le-Colonel, la vallée de la Lyonne, moins riante et plus resserrée entre des montagnes plus hautes, devient plus pittoresque et plus sauvage. Bientôt elle se bifurque. Du sud descend la Lyonne de Bouvante : notre route remonte, en se dirigeant au sud-ouest, la Lyonne de Léoncel, qui roule ses belles eaux dans une longue gorge droite, presque partout stérile et nue. Jadis d’admirables forêts couvraient entièrement ces pentes aujourd’hui dépouillées de végétation ; mais ils sont depuis longtemps tombés sous la hache du bûcheron, tous les arbres qui, abattus et transportés dans la plaine, pouvaient produire le plus faible bénéfice. L’exploitation de ceux qui restent debout sur des hauteurs d’un accès difficile serait trop coûteuse, aussi les respecte-t-on encore.

Cette gorge un peu triste aboutit à un vallon également nu, mais tapissé en partie de belles prairies, au milieu desquelles s’épanouit à l’aise le petit village de Léoncel, peuplé seulement de quatre cent quarante-cinq habitants (voy. la gravure, p. 388). Une abbaye de l’ordre de Giteaux avait été fondée au douzième siècle dans ce vallon alors entièrement boisé. Il n’en reste aujourd’hui que des ruines, assez belles toutefois pour avoir mérité d’être classées parmi les monuments historiques de la France. Les derniers débris de l’église, entretenus avec soin, servent de succursale. Un autre village, situé sur notre route, à deux kilomètres de Léoncel, témoigne encore par son nom de l’importance qu’eut cette antique abbaye : il s’appelle la Vacherie. Les moines avaient en effet établi sur ce point une grande ferme dont le nom seul a subsisté.

À cent mètres environ de la Vacherie, on voit se déve-