Page:Le Tour du monde - 02.djvu/406

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gères et de scolopendres se font jour à travers les pierres descellées du pont et recourbent leur feuillage sur l’eau tournoyante ; de vertes capillaires, toujours humides de rosée, tapissent çà et là les parois du gouffre. Un bruit étourdissant résonne sans cesse dans la gorge et se répercute de roche en roche.

Le petit hameau de la Bérarde est situé à l’extrémité de la vallée du Vénéon dans un site qu’on pouvait à bon droit, il y a encore une vingtaine d’années, appeler le Bout du Monde. À cette époque, aucun montagnard, pas même un chasseur de chamois, n’avait depuis longtemps franchi les glaciers qui remplissent les gorges environnantes, et les quelques habitants de la Bérarde, agglomérés dans leurs petites cabanes à demi enterrées dans le sol, ne communiquaient avec le reste du monde que par la vallée de Saint-Christophe. Maintenant il n’en est plus ainsi, grâce au courage et l’adresse des deux chasseurs Roudier père et fils. Ils ont découvert au milieu des glaces trois cols de plus de dix mille pieds de hauteur qui permettent de passer de la vallée de la Bérarde soit dans celle de la Romanche, soit dans la Vallouise, soit dans le Val-Godemar. Ils ont déjà guidé par ces passages difficiles plus de cinquante touristes : il va sans dire que c’est à des Anglais que revient l’honneur d’avoir inauguré la traversée des Alpes du Pelvoux : en 1841, MM. Forbes et Heath, ont pénétré de la vallée de la Bérarde dans le Val-Godemar par le col de Saïs, quelques jours après que ce passage eut été frayé par Roudier père. Depuis cette époque, il ne s’écoule guère d’année sans qu’un ou plusieurs touristes français, anglais ou même américains viennent réclamer les services des intrépides chasseurs de la Bérarde ; mais la plupart se contentent d’aller visiter la base des hauts glaciers et redoutent avec raison la traversée des cols.

En compagnie d’un ami qui désirait passer avec moi dans la Vallouise, je quittai la Bérarde par une froide matinée de juillet, une heure environ avant le lever du soleil. Le brouillard recouvrait uniformément toutes les montagnes de son voile gris et nous permettait à peine de voir à quelques pas devant nous les pierres éparses dans les pâturages ; la voix même du torrent était assourdie par les couches de vapeurs ; mais le guide, que rassuraient divers signes météorologiques à nous inconnus, nous promettait une belle journée et nous le suivîmes avec confiance. En effet, dès que nous eûmes commencé à gravir les roches arides ou parsemées de genévriers rabougris qui hérissent les flancs de la montagne de la Tempe, le dôme de brouillard qui recouvrait la vallée s’amincit peu à peu et prit la teinte jaunâtre de l’air éclairé par les premiers rayons du soleil. Enfin, arrivés sur une pente de neige, nous émergeons de la couche la plus élevée des vapeurs et nous voyons se dérouler autour de nous tout l’amphithéâtre des glaciers, le Chardon, le Baverjat, la Pilatte, la Combe-Faviel, la Tempe, le Vallon, les uns encore ensevelis dans l’ombre, les autres réfléchissant timidement la lumière discrète du matin. L’arche d’où jaillit le Vénéon apparaît comme une petite cavité noire à la base des glaces de la Pilatte ; quelques nuages remontent lentement vers le col de Saïs ; en bas, sur la mer de vapeurs qui tourbillonne comme la fumée d’un grand incendie, nos ombres se dessinent vaguement environnées d’un double arc-en-ciel qui se déplace à chacun de nos pas ; l’ombre de la montagne elle-même, avec toutes les aiguilles de sa crête, repose sur les ondes mouvantes des brouillards. La magnificence du spectacle augmente à mesure que nous montons : le soleil fait resplendir d’un éclat plus intense la blancheur immaculée des cirques ; les vapeurs se cachent dans les ravins et disparaissent comme une armée en déroute ; par delà les crevasses et le champ de neige qui nous séparent encore de l’arête du col, nous voyons grandir incessamment les pics les plus élevés du Pelvoux, l’Aile froide, les deux Olan, la Barre des Escrins ou pointe des Arcines. Enfin, nous atteignons le col, haut de trois mille sept cent cinquante-six mètres au-dessus du niveau de la mer, et nous contemplons à nos pieds un cirque de glaces large de deux à trois kilomètres, sillonné dans toute sa longueur de fentes étroites et de moraines parallèles semblables aux stries des fucus au milieu de l’Océan. Une paix merveilleuse règne sur l’immense horizon de montagnes et de neiges : aucun bruit des vallées ne s’élève jusqu’à ces hauteurs, la voix du torrent lui-même a cessé de retentir. Parfois une masse de neige s’écroule d’une terrasse de rochers et s’abat dans le cirque, accompagnée d’un nuage de poussière et suivie d’un long roulement d’échos, comme celui de la foudre. Rien ne rappelle la vie animale dans ce désert, si ce n’est la trace d’un chamois ou quelque papillon gris voltigeant au hasard. Sur la surface du champ de neige ridée par le vent comme les rivages de la mer sont ridés par les flots, les pierres éparses sont bordées de cristaux de glace que le brouillard vient de déposer ; çà et là des touffes d’herbes dont chaque feuille est recouverte d’une gaine de givre, des pensées, de petites gentianes, des myosotis, des œillets roses aux racines enfoncées dans un coussin de mousse verte, jaillissent à travers la couche de neige : souvent ces plantes sont couvertes de quelques flocons fraîchement tombés ; on dirait que la neige est veinée de sang. Quelle charmante élégie un poëte de l’école mélancolique pourrait faire sur ces pensées et ces myosotis, les dernières fleurs qui accompagnent l’homme dans les régions de l’éternel hiver !

Le glacier qui s’étendait à nos pieds, offre le seul chemin par lequel on pénètre de la vallée de la Bérarde dans la Vallouise : il est connu sous le nom du glacier Noir. Il reçoit presque toutes les neiges du Mont-Pelvoux et de la Barre des Escrins, aussi bien que les rochers écroulés des flancs presque perpendiculaires de ces montagnes ; au sortir de son vaste cirque, il comprime ses glaces et ses moraines dans un défilé large d’un demi-kilomètre au plus, et vient, à la base septentrionale du Pelvoux, s’unir en partie à l’extrémité inférieure du glacier Blanc, également étranglée entre deux parois de rochers verticaux. À l’endroit où ils s’effleurent par leurs moraines latérales, ces deux glaciers of-