Page:Le Tour du monde - 02.djvu/411

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dominé de tous côtés par des ressauts élevés, d’où les torrents descendent en rapides et en cascades ; les voyageurs qui redoutent la fatigue des ascensions sont dans une véritable impasse. Les constructions de ce village sont encore plus misérables que celles de Ville-Vallouise ; mais, en revanche, le paysage est peut-être plus beau dans son cadre resserré : les diverses essences d’arbres s’y mêlent en groupes plus pittoresques et les eaux y ruissellent en plus grande abondance ; au milieu des prairies ombragées gazouillent de toutes parts les canaux d’irrigation, empruntant leur eau transparente à l’Échauda ou leur onde laiteuse au torrent d’Ailefroide. C’est le versant méridional surtout qui fait la beauté de ce coin de la Vallouise : il est recouvert, jusqu’à la hauteur de deux cents mètres, de frênes et de trembles, à travers lesquels on voit briller les innombrables cascatelles de la Pisse jaillissant en nappes, bondissant en chutes successives ou glissant discrètement sous le feuillage. À quelques mètres au-dessus de la plus haute cascade, là où commence à se faire sentir l’âpre souffle des glaciers, l’herbe courte remplace tout à coup les grands arbres ; la limite entre la végétation et l’aridité est marquée par une ligne inflexible, droite comme si elle eût été tirée au cordeau. L’eau qui alimente toutes ces cascades provient en grande partie du petit lac de l’Échauda, bassin ovale qui engouffre dans son sein les blocs tombés des roches surplombantes, et laisse flotter à sa surface les glaçons translucides, petits icebergs détachés de la base du glacier de Séguret-Foran.

Vu du bassin des Claux, le Mont-Pelvoux apparaît dans toute sa majesté. Sa double pyramide appuyée sur des contre-forts également pyramidaux, ses glaciers étroits qui semblent taillés à pic, ses terrasses herbeuses environnées de précipices, les neiges saupoudrant ses rochers abrupts, son isolement surtout, lui donnent un caractère grandiose ; par son énorme masse, il cache complétement la Barre des Escrins et les autres cimes qui lui sont égales ou supérieures en élévation ; il semble le monarque incontesté de la chaîne ; aussi a-t-il donné son nom au massif entier. Sa forme offre une certaine analogie avec celle du Viso, autre monarque, régnant sur toute la chaîne des Alpes méridionales, depuis la dépression du Mont-Genèvre jusqu’au col de Tende. Le Bric du Mont-Viso, encore plus auguste que le Pelvoux, se termine aussi par deux cimes distinctes ; autour de lui tous les sommets s’abaissent et lui font une ceinture de neiges et de glaces ; mais il a de plus que le Pelvoux le privilége de n’avoir jamais été visité. Il est vierge de pas humains et restera probablement inviolé jusqu’à ce que l’aéronaute puisse diriger son ballon et débarquer du haut du ciel sur toutes les cimes inaccessibles aujourd’hui.

D’après le témoignage des guides et des rares touristes qui ont foulé la cime du Pelvoux, cette montagne est très-facile à gravir pendant deux ou trois semaines de l’été, alors que les pentes supérieures sont presque dégagées de neiges ; à cette époque de l’année, les bergers provençaux, suivis de leurs brebis, montent souvent dans les cirques ouverts à quelques centaines de mètres du sommet. Lorsque les neiges d’hiver ont été peu abondantes, les glaciers sont d’un accès difficile parce que les crevasses non remplies par les névés restent béantes dans toute leur largeur ; les montagnes, en revanche, sont facilement accessibles, parce que le rocher reste à nu et qu’il ne se forme pas de couloirs d’avalanches. Le contraire a lieu lorsque l’hiver a répandu sur toutes les montagnes des couches épaisses de neige : alors les glaciers offrent moins de dangers, et les pics deviennent inabordables. Les mêmes circonstances qui m’avaient permis de traverser le col de la Tempe m’empêchèrent d’escalader le Pelvoux, et je dus me contenter d’errer dans les vallées qui entourent la base de cette montagne.

Au sortir des Claux, on gravit une assise de rochers que le torrent traverse par une profonde coupure, et l’on se trouve sur une terrasse herbeuse, vrai paysage de Calame transporté de la Suisse en Dauphiné. Des rocs éboulés reposent çà et là au milieu des prairies ; des sapins se groupent en massifs pittoresques et laissent entrevoir les neiges et les monts à travers leur large branchage ; des troncs tombés de vieillesse, mais retenus dans leur chute par une saillie du roc, se tiennent en équilibre au-dessus du gouffre au fond duquel mugit le torrent d’Ailefroide. Au delà d’une ancienne levée de moraines, aujourd’hui revêtue de mousse et ombragée par un rideau de mélèzes, on entre dans le bassin triangulaire de Planche-Vallière, étalant ses maigres champs d’orge et ses prairies marécageuses au pied même des escarpements en étages du Pelvoux. Là sont épars les chalets misérables d’Ailefroide, situés au confluent du Banc ou ruisseau de Saint-Pierre, issu du glacier Blanc, et du torrent de Celce-Nière, Capescure ou Soleillan, provenant du vaste glacier du Célé. C’est la gorge de ce dernier torrent qu’il faut suivre quand on veut tenter l’ascension du Pelvoux. On peut également pénétrer par les glaciers de cette gorge dans le Val-Godemar, et l’examen de la carte nous fait supposer qu’on pourrait aussi choisir cette voie pour se rendre dans la vallée de la Bérarde ; la distance serait un peu plus longue que par le col de la Tempe, mais le col qu’on aurait à franchir est moins élevé de près de huit cents mètres.

Après avoir marché pendant deux heures dans la gorge de Capescure jusqu’à la base du glacier du Célé, le voyageur qui se dirige vers le Pelvoux gravit à droite une pente escarpée aboutissant à une terrasse où se trouve le gîte des bergers de Provence, formé par la cavité d’un grand rocher tombé du haut de la montagne : c’est là que le touriste et son guide passent la nuit, étendus à côté d’un grand feu de racines et de branches sèches. Le lendemain matin, on atteint, comme on peut, le sommet d’un éboulis de pierres, puis on escalade, en s’aidant des mains, les saillies d’une espèce d’escalier de roches où coulent d’innombrables ruisseaux descendus des neiges du sommet, où bondissent aussi des blocs de granit détachés du flanc de la montagne. L’astronome M. Puiseux, qui a fait en 1848 l’ascension du Pelvoux, venait de s’installer pour le déjeuner sur l’un de ces gradins, lorsque