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de mon hôtel le guide Luigi, le muletier et les trois mules. On chargea, outre mon bagage, les provisions de bouche, les assiettes, les gobelets, les cuillers et les fourchettes. Luigi embrassa sa femme, son enfant, et nous nous mîmes en campagne, dans la direction de Trapani. Une peau de mouton me servait de selle, et je n’avais pour diriger ma monture qu’une corde assez rude ; heureusement la route de Palerme à Trapani est carrossable, chose rare en Sicile.

Nous traversâmes de nouveau Monreale. Après cette ville, le pays, devenu montueux et aride, n’offre guère que des rochers gris ou rouges, bizarrement découpés, de sombres ravins, des arbres amaigris ; ces lieux désolés presque dépourvus d’habitants, ont de plus une réputation fort peu rassurante pour les voyageurs qui tiennent à leur vie ou à leur bourse.

Aussi, quand les montagnes s’entr’ouvrirent et nous laissèrent voir le golfe de Castellamare et la belle vallée dans laquelle il est creusé, mon guide Luigi, inquiet et tremblant depuis que nous avions rencontré plusieurs escopettes à l’entrée de l’auberge d’Urbani, commença à respirer.

« Nous sommes sauvés ! s’écria-t-il, et maintenant que nous avons franchi ce pas difficile, nous pouvons compter sur un heureux voyage. »

Ces terreurs, qui se renouvelèrent souvent, étaient elles sincères et fondées ? Je n’en savais rien encore ; mais elles s’accordaient avec les bruits que j’avais recueillis à Palerme. En traversant le village de Borghetto, je vis des voyageurs prudents qui s’étaient fait accompagner par des gendarmes, et à Partenico, où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit, un brave capitaine de gendarmerie, qui logeait dans le même hôtel que moi, m’engagea de la façon la plus pressante à prendre la même précaution.

Partenico ou Paternico, quoiqu’elle renferme une assez nombreuse population, est une ville de l’apparence la plus misérable, où les cochons se promènent librement à travers les rues.

Le lendemain, malgré les instances du capitaine, notre caravane partit sans escorte.

La vallée de Castellamare me fit agréablement oublier les sombres paysages de la veille ; la végétation y est d’une variété et d’une puissance prodigieuses. De temps à autre on aperçoit la mer, et l’on peut distinguer dans le lointain le petit cap appelé Muro di Carini, où s’élevait jadis la ville d’Icari détruite par Nicias, la patrie de la belle Laïs. Ce n’est pas, du reste, le type grec que cette contrée a conservé, mais le type arabe. Les environs d’Alcamo et Alcamo même, ville de 16 000 âmes, rappellent tout à fait l’Afrique par la disposition des habitations, par les traits, le teint, les allures des hommes, des femmes et des enfants. Cette petite cité n’est qu’une grande rue bordée d’églises et de couvents qu’entourent de vieilles fortifications. Ses habitants ont à tort ou à raison la réputation de coupeurs de bourse.

J’ai trouvé au delà d’Alcamo la route fermée par une chaîne et gardée par un agent du gouvernement, qui perçoit l’impôt du passage. Il en est de même pour tous les grands chemins de la Sicile, qui, sous le rapport des moyens de communication, en est restée au moyen âge.

On voyage pendant quelque temps dans une allée bordée d’amandiers, de caroubiers et d’oliviers, rafraîchie de place en place par des sources dont on a réuni les eaux dans des abreuvoirs à l’usage des mulets ; puis on rentre dans les montagnes ; les arbres disparaissent, une herbe jaunie ou les cendres noires de pailles incendiées pour servir d’engrais couvrent le sol, le fiume Freddo est complétement à sec, et ce n’est qu’en arrivant à Calatafimi qu’on revoit la verdure, les vignes et les arbres fruitiers.

À peu de distance de Calatafimi, au nord, sur une colline appelée Barbara, s’élevait jadis la ville d’Egesta ou Segesta. La tradition en attribue la fondation à Énée ; il n’en reste plus qu’un temple, un théâtre et quelques débris informes.

À peine arrivé à Calatafimi, je me fis conduire aux ruines par un guide indigène. Un étroit sentier, pratiqué à travers un pays accidenté, souvent envahi par les vignes et les ronces, quelquefois bordé par une muraille de cactus, mène à une sorte de promontoire isolé, sur lequel se dresse majestueusement le temple de Ségeste.

Ce temple, d’ordre dorique, a la forme d’un parallélogramme de soixante mètres de long sur vingt-quatre de large ; son enceinte se compose de trente-six colonnes (six sur chacun des petits côtés), inégalement espacées ; à l’intérieur, l’herbe y pousse sans obstacle, et les troupeaux viennent brouter à l’ombre des colonnes. Dans cet état, le temple de Ségeste produit un effet des plus imposants. Cette ruine colossale, solitaire, silencieuse, ces montagnes nues et sans arbres qui l’entourent et la dominent, ces colonnes rougeâtres et à demi rongées par le temps, ce ciel d’un azur profond, ce soleil qui verse sur toute la nature des flots d’une lumière éblouissante, ont une harmonie dont la puissance saisit et laisse un éternel souvenir d’admiration.

Le soir est venu ; il faut rentrer à Calatafimi. Cette ville, de plus de 8000 habitants, est la seule, avec Sperlinga, où les Français aient été épargnés lors du massacre des Vêpres siciliennes. À l’auberge, le brigadier de gendarmerie m’a conté tant de fâcheuses aventures arrivées récemment aux voyageurs dans les environs, que je me suis décidé à prendre une escorte.

Aucun brigand du reste n’a paru ; nous avons laissé nos gendarmes aux Canalotti, et nous avons continué paisiblement notre route jusqu’à Trapani, dont nous avons franchi les ponts-levis par une pluie battante.


Trapani. — La sépulture du couvent des capucins. — Le mont Eryx.

C’est à Trapani (Drepanon, faux, faucille), que Virgile fait mourir Anchise. La population s’élève actuellement à près de 25000 âmes. Le port est commode et assez fréquenté. Des statues ornent les quais. Une grande rue, pavée, comme toutes les autres, de dalles glissantes,