Page:Le Tour du monde - 02.djvu/87

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec plus de force encore qu’à Ravnedjupet, et grossit de ses mugissements la voix tonnante des rapides. Un peu avant Hœgg, on rejoint la route qui vient d’Hallingdal ; à la bifurcation, de longues files de charrettes dételées attendent, pour monter au fjeld, que l’ouragan soit passé.

Plus on descend vers la mer, plus la vallée se creuse et, comme le plateau supérieur garde le même niveau, les montagnes semblent grandir. Les deux rives se rapprochent et l’on se trouve au fond d’une sorte d’entonnoir qui semble sans issue ; c’est là que, sur le vert resplendissant d’une prairie en fleurs, se détache la silhouette noire de l’église, j’allais dire de la pagode de Borgund. Je ne sais si M. Holmboe, qui a fait sur les traces du bouddhisme en Norvége une très-savante étude, a établi un rapprochement entre cette vénérable construction de bois et les temples de l’extrême Orient. Le fait est que les toits pointus, les gouttières sculptées, les ornements bizarres de Borgund-Kirke, ont une physionomie tout à fait chinoise. Plus petite que l’église d’Hitterdal, elle doit être aussi plus ancienne ; tout autour règne une galerie couverte aux piliers noircis par le temps. Les portes sont couvertes de ciselures naïves, de lions et de chiens entourés d’arabesques en relief ; l’église étant presque abandonnée, l’intérieur a échappé aux sottes restaurations qui déshonorent celle d’Hitterdal, et l’œil suit avec plaisir les peintures un peu effacées qui couvrent les murs et les formes bizarres des tribunes et du comble tout à jour ; çà et là le chiffre de la Vierge (S. M.), enlacé comme un rébus, ressort du milieu d’arabesques rouges et bleues ; de grandes lampes d’argent, dues au ciseau de quelque orfévre hollandais, pendent du haut de la voûte ; tout respire ce parfum vénérable d’un temps qui n’est plus, et dont chaque jour les traces vont disparaissant.

On dit qu’un souverain du continent a acheté une de ces rares églises de bois, et l’a transportée pièce à pièce dans un parc pour la soustraire au marteau de l’édilité locale. À voir l’abandon où est laissé Borgund, on se prend è souhaiter que la même fantaisie prenne à quelque autre royal amateur, qui la sauverait du sort d’Hitterdal.

Quand on sort de la porte sculptée qui ferme le cimetière de Borgund, on voit la route grimper perpendiculairement jusqu’au bord même de l’entonnoir montagneux qui ferme la vallée ; à droite, au fond, le torrent passe dans une haute et étroite fissure et disparaît après un coude.

Au sommet du fjeld s’ouvre vers la mer une longue et étroite vallée. Pour y descendre, il faut regagner le lit du torrent. La route, chef-d’œuvre de hardiesse, suit, sans presque les toucher, les parois de la montagne. On dirait une vis élevée en l’air. La pente est assez douce, mais on a bientôt le vertige, après avoir décrit au grand galop des chevaux quelques tours de l’Hélice de Vindhellen.

Les Norvégiens sont fiers, et à juste titre, de ce beau travail. Un tunnel eût été plus court, peut-être moins coûteux. En tout cas, on eût perdu un paysage splendide.

Au bas de la côte, un lourd carrosse, traîné par deux des petits chevaux du pays s’arrête au relais, tant le vent est fort. Le soleil, du reste, brille de tout son éclat. Le vent soufflant avec violence sur les chutes qui tombent du plateau, les soulève à mi-chemin en gerbes étincelantes que le soleil irise en les traversant.

Après trois ou quatre heures de chemin dans la vallée, déjà plus fertile, nous arrivions à Lærdal. Lærdal n’est pas encore une ville et n’est plus un village. Si j’osais, je la comparerais a Étretat ; mais ici la grandeur du site jure un peu avec la petitesse de ce qu’y a bâti l’homme. Tête de la grande route de Christiania à Bergen, Lærdal deviendra important quand on lui aura creusé un port. Pour le moment, c’est une longue rue bordée de maisons blanches, alternant avec des masures. Au bout, est la mer, large d’un kilomètre à peine. C’est ici qu’on quitte la terre ferme pour prendre, soit le steamer hebdomadaire, soit la barque de poste qui vous mène à Bergen.

Le steamer ne part que le lendemain, et la tempête interdit toute espèce d’excursion nautique. En un jour on a le temps de voir Lærdal, d’explorer les hautes montagnes qui s’y baignent dans la mer, et même d’assister à la revue que, dans une sorte de champ de Mars, voisin de la ville, passe le contingent du canton. Les hôtels sont pleins d’officiers, et les rues de soldats qui jouent, chantent et grignotent ces biscuits enfilés, aliment ordinaire des robustes charpentes du Nord.

Un bon bourgeois de la ville, quelque chose comme le maire ou le sous-préfet, avait consenti à nous donner l’hospitalité, vu l’encombrement des auberges. Le café le matin, du saumon à midi et du thé le soir, le tout sans pain : voilà le menu des repas de la famille pendant une journée entière. Il sera facile, d’après cela, de juger de la frugalité du peuple.’

L’honorable fonctionnaire qui nous traitait ainsi de son mieux, moyennant une légitime rétribution, ne se doutait point que l’estomac d’un touriste a besoin d’une alimentation plus solide. Le fait est que maîtresse et servante furent grandement scandalisées de nous voir exhiber les provisions de la route tout comme dans un gaard de paysan. Durdrekke surtout se livrait aux plus judicieuses réflexions.

Après avoir laissé aux Lærdaliennes une triste idée de la voracité française, nous regagnâmes à minuit le steamer Framnæs qui venait d’arriver en rade. Le Framnæs, bateau tout frais sorti des chantiers de Liverpool, étincelant de dorures et de glaces, fait depuis l’an dernier un service régulier entre Bergen et Lærdal. De Lærdal, où il prend les touristes venus de Christiania, il s’en va faire, de golfe en golfe, le tour du Sogn entier. Au fond de chacun de ces fjords secondaires, il s’arrête quelques heures.

Le long de la route défilent devant vos yeux les paysages les plus splendides, les coins les plus sauvages et les plus retirés du Sogn. Autrefois, pour faire le chemin qu’il vous fait parcourir en deux jours, il eût fallu toute une semaine. À chaque station où il s’arrête, des familles de paysans du Sogn, dans leurs habits de fête, montent à bord ; chevaux et vaches suivent sans plus d’embarras.