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gigantesques et les plus beaux que j’eusse vus jusqu’alors. Après dix minutes de trot, nous vîmes, sur une éminence de terre ou tous les arbres avaient été coupés, deux ou trois petites huttes recouvertes d’écorce. Chacune d’elles était dominée par une cheminée d’où s’échappait une colonne de fumée bleue qui montait perpendiculairement vers le ciel comme si aucun souffle de vent ne pouvait pénétrer dans cette solitude.

Deux lévriers sortirent d’une de ces huttes et vinrent en aboyant à notre rencontre. Leur maître les suivit et leur imposa silence ; c’était un homme de petite taille et de chétive apparence. Je le voyais pour la première fois ; Guillaume me présenta à lui.

« Mister Donald, lui dit-il, le bruit court que vous partez pour l’Europe ; M. de C. et moi nous venons voir si nous pouvons nous entendre pour vous acheter Dalry.

— Votre frère a déjà Yéring qui appartenait à mon père, nous répondit-il en se tournant de mon côté ; je serais enchanté de réunir de nouveau pour ainsi dire les deux propriétés. »

Nous enlevâmes les selles de nos montures, nous les plaçâmes avec nos brides sur des supports qui se trouvaient sous la petite vérandah, à côté de la porte de la hutte, et nous entrâmes chez notre hôte.

Sa hutte se composait de deux petites pièces séparées par une cloison ; elle était toute construite en bois pris et fendu sur place, et la charpente reposait simplement sur les parois, de telle façon que les larges bandes d’écorce qui la recouvraient laissaient entrer l’air extérieur tout autour. Deux petites fenêtres éclairaient la pièce principale, grande de huit pieds sur quinze, et haute de huit à neuf pieds. À l’intérieur, cette pièce était revêtue de nattes de jonc à petits carreaux rouges et blancs, et le plancher en terre battue était enduit d’une couche d’ocre jaune. Une table ronde, recouverte d’une natte de la Nouvelle-Zélande, occupait le centre de la chambre, et un canapé de damas rouge était à côté de l’immense cheminée où flambait un bon feu de gommier. Sous cette table et devant ce canapé, un épais tapis garantissait les pieds de l’humidité ; aux parois étaient suspendus des fusils de chasse, des brides neuves, un ou deux stockwips de parade ; enfin, pour compléter l’ameublement, une encoignure vitrée renfermait des verres taillés, quelques pièces de porcelaine anglaise, une théière et une cafetière brillante de propreté.

Dans la pièce à côté, plus petite encore que celle que je viens de décrire, se trouvaient deux lits, celui de notre hôte et celui de son intendant, et une armoire qui leur servait de garde-robe.

Le plafond de la hutte était fait d’écorces placées sur des traverses en bois ; il supportait les provisions les plus recherchées du squatter : cigares, sucre fin, sardines et quelques caisses de vieux cognac, de sherry et de claret.

En attendant le diner, comme il était convenu que nous emploierions le lendemain à parcourir les terres de Dalry, nous allâmes visiter le reste de l’établissement.

Le personnel de la station se composait, outre l’intendant, d’un stockeeper et de sa femme, tous deux dans la force de l’âge, et de sept à huit charmants enfants qui trottinaient nu-pieds autour de la hutte de leurs parents. Cette hutte était plus grande que celle du maître, mais distribuée aussi en deux pièces seulement : la première une vaste cuisine, la seconde la chambre à coucher de toute la famille du stockeeper. À côté de cette habitation un store tout à fait délabré, et, un peu plus loin, une petite laiterie à demi enfouie en terre complétaient l’établissement.

Le terrain sur lequel ces quatre masures étaient situées comprenait environ un hectare ; là tous les arbres avaient été abattus pour servir aux constructions. Le Corondara, un vrai ruisseau, frais en toute saison et roulant sur un lit de pierres, chose rare en Australie, coulait à vingt pas des huttes. Ses bords étaient couverts de magnifiques buissons verts, protégés contre les grandes chaleurs par les gommiers qui les dominaient. Des plantes grimpantes pendaient aux troncs morts de quelques-uns qu’elles avaient étouffés, et la fougère arborescente, le plus beau des arbres indigènes d’Australie, qui prospérait dans la montagne à quelques milles de là, jetait par-dessus les grandes herbes la coupe étalée de ses palmes délicates.

Un petit jardin potager s’était timidement introduit au bord de ce ruisseau, au centre de cette forêt ; il ne contenait que quelques pruniers, quelques poiriers et quelques carrés de légumes ; mais ce qui le rendait remarquable, c’était une longue rangée de pêchers qui avaient enjambé leur clôture et qui poussaient de tous côtés à l’état sauvage sur les bords du Corondara. Ces pêchers étaient pendant la belle saison une des merveilles de Dalry ; tous produisaient des fruits. Les plus âgés, vieux seulement de dix-huit à vingt ans, ne portaient plus que la pêche jaune de nos vignes en Europe ; tandis que les plus jeunes, quoique de la même famille, produisaient d’énormes pêches rouges et blanches qui n’auraient pas déparé les plus beaux espaliers du vieux monde.

À peu de distance de là, quelques écorces soutenues par des branches plantées en terre abritaient trois ou quatre femmes noires et leurs sales petits myrmidons. Les hommes étaient dans la montagne, occupés à chasser le porte-lyre. Dalry était le séjour le plus ordinaire de ce débris de l’ancienne tribu de la Yarra. Les noirs y vivaient en bonne harmonie avec le stockeeper et ses maîtres ; la montagne était pour eux pleine de gibier, et pendant l’été ils restaient presque toute la journée couchés dans le Corondara, dont les eaux étaient les plus fraîches de toute la contrée.

Après un dîner pendant lequel nous discutâmes longuement les avantages et les désavantages de la station, notre hôte nous communiqua ses conditions de vente. Il était tard quand nous nous mîmes au lit, l’un de nous prenant celui de l’intendant absent, l’autre le canapé dans la première pièce. Pendant la nuit, dans cette petite hutte à claire-voie, nous ne perdîmes pas un son, pas un cri du dehors. Jamais encore je n’avais entendu un pareil concert d’opossums, de chiens sauvages et de toutes sortes d’oiseaux de ténèbres.