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car l’aménagement des forêts est inconnu en Turquie. Chacun prend et coupe où bon lui semble, et les mauvaises essences étouffent les espèces utiles ; mais qu’importe, la mine est inépuisable.

L’obstacle le plus sérieux aux progrès de l’agricolture est l’imperfection des routes, qui entrave toute circulation et maintient les populations dans l’isolement. À quoi servent aux Turcs ces magnifiques forêts qu’ils ne peuvent exploiter ? Sous nos yeux, soixante bœufs et buffles ne pouvaient faire gravir un des flancs de l’Olympe à un chêne que nous trouvions, quelques jours après, traîné par huit buffles sur la route macadamisée de Guemlek. Cette route est la seule de cette espèce qui existe en Asie, et encore ne s’étend-elle que depuis la ville jusqu’au pied de l’Olympe.


Sivri-Hissar. — Kaïmas. — Les marécages et la fièvre. — Un industriel français. — Guemlek.

Vers le milieu du jour nous disons adieu à nos hôtes, nous quittons la ferme ; bientôt après nous arrivons à Babadgy, bourgade inhospitalière. Au delà nous rencontrons des rochers énormes qu’il nous faut, pour ainsi dire, escalader ; mais, en arrivant au sommet, nous sommes dédommagés de nos fatigues par le magnifique panorama qui se déroule sous nos yeux. Nous découvrons la belle vallée de Sivri-Hissar, et la ville elle-même adossée à la montagne sur notre droite.

À partir de ce moment, nous n’avons plus qu’à descendre. La route passe au bas de la ville : nous installons notre tente au milieu du cimetière qui lui fait face, et nous pouvons admirer un des sites les plus pittoresques que nous ayons encore rencontrés. Au fond s’étend une immense chaîne de montagnes, et, plus près de nous, Sivri-Hissar silencieuse semble gardée de tous côtés par de vastes espaces couverts de tombeaux. À notre droite et à notre gauche, d’anciens cimetières, quatre fois plus étendus que la ville moderne, nous donnent une idée de ce qu’elle fut autrefois.

Dans l’intérieur de la cité la civilisation grecque a laissé de nombreuses traces de son passage ; on y rencontre à chaque instant des chapiteaux de marbre admirablement sculptés, et qui servent aujourd’hui de bornes au coin des rues ou de marches devant les maisons. Au milieu d’une place se trouve un vieux tombeau grec que les Turcs ont transformé en fontaine, et sur lequel se lit encore une inscription très-bien conservée (voy. p. 154).

Nous nous remettons en route vers minuit, et ce n’est qu’à une heure assez avancée de l’après-midi que nous arrivons à Kaïmas. Là encore abondent les ruines les plus curieuses, mais presque partout les Turcs ont gratté ou mutilé les inscriptions. Le pays est infesté de sangliers ; ces animaux sont en si grand nombre qu’ils viennent, pendant la nuit, ravager les champs jusqu’au pied des habitations. Les chiens livrent des combats acharnés à ces audacieux visiteurs, et leurs hurlements troublent fréquemment le repos de ceux qui ne sont pas habitués à ce tapage nocturne.

Fragments de sculptures à Kaïmas. — Dessin de Pelcoq d’après J. E. Dauzats.

Après avoir eu à deux pas de nous une alerte de ce genre, nous partons au lever du soleil, et nous parcourons d’abord pendant quelques heures une vallée magnifique où nos yeux se reposent sur la végétation la plus riche et la plus luxuriante. Mais bientôt nous nous retrouvons dans un pays désolé et du plus triste aspect. Après nous être arrêtés quelques instants dans une ferme que l’on appelle la Ferme du Sultan, nous repartons ; nos guides nous font faire fausse route. À la suite d’une longue marche sous un soleil brûlant et dans des champs complétement arides, nous tombons au milieu d’une vallée marécageuse où nous attendaient nos premiers revers. Nous trouvons là, sous des tentes en lambeaux, quelques Turcs déguenillés avec leurs femmes et leurs enfants. Sur un monticule est bâtie l’oda pour les voyageurs ; nous nous y rendons. La chaleur est intolérable ; quatre d’entre nous sont pris en même temps de violents accès de fièvre, et il nous est impossible de continuer notre route à cheval. Il nous faut rester là tout un jour, jusqu’à ce que nous puissions trouver une misérable charrette traînée par des buffles, sur laquelle se mettent les plus souffrants. Nous quittons, dans ce triste équipage, ce foyer de fièvre pour nous diriger vers Koutaieh.