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En quittant le camp de Sjordalen, nous nous rendîmes à l’extrémité nord du fjord de Drontheim, à Levanger, jolie petite ville où l’on a toujours froid ; c’est du moins ce que nous dit une dame des environs en nous offrant du thé dans sa villa. Native de Christiania, elle avait épousé le juge du canton deux ans auparavant, et se croyait en Sibérie. Ses gémissements sur les rigueurs de l’hiver fendaient le cœur. Son père, alors en visite chez son gendre, interrompait de temps en temps les doléances de sa fille pour y mêler les siennes.

« Non ! non ! il faut que ma pauvre enfant retourne au midi, c’est-à-dire à Christiania. » Midi bien près du pôle ! — pensai-je en moi-même. Le pauvre gendre, qui avait à grand-peine obtenu une place lucrative et jalousée de ses confrères, s’efforçait de changer la conversation. Je tâchai de lui venir en aide et parlai du joli jardin de l’habitation et du beau paysage qui, se déroulant devant nous, avait pour arrière-plan de riches forêts de sapins.

« Ce jardin que vous admirez, me dit la dame, ne produit d’autres fruits que de petites cerises blanches, et mes fleurs gèlent au mois d’août ! »

Le district de Levanger par sa verdure, sa belle végétation et ses collines boisées, rappellerait le canton suisse de Fribourg, si n’étaient le voisinage de la mer et les vents froids qui y prennent naissance. Au nord s’étend une immense plaine sablonneuse pouvant aisément servir de champ de manœuvres à trente mille hommes ; c’est près de là, de l’autre côté de la Wœra, que se trouve le champ de bataille de Sticklestad, où Olaf le Saint trouva la mort en 1029, en voulant reconquérir son royaume ; une pierre monumentale indique le lieu où il tomba.

Mon postillon, debout sur ma carriole, me racontait que le jour de la bataille une éclipse de soleil était survenue au beau milieu de la mêlée, sans empêcher un instant les combattants de s’égorger.

Ce postillon était un beau vieillard de soixante-dix-huit ans qui marchait encore avec l’agilité d’un jeune homme. Celui-ci ne se plaignait pas de son pays ; à ses yeux c’était le paradis terrestre. Je remarquai sur sa figure bon nombre de cicatrices dont, sur ma demande, il me conta l’origine : chassant un jour un ours qui dévastait la contrée, il l’avait abattu d’un coup de carabine. Croyant la bête bien morte, il s’en était approché sans méfiance ; mais l’ours s’était relevé furieux, l’avait saisi et un combat acharné s’était engagé entre l’animal et le chasseur, jusqu’à ce que celui-ci fût parvenu à dégainer le petit couteau qui n’abandonne jamais le paysan norvégien et à le planter dans le cœur de l’ours. Il avait rapporté comme souvenir de cette chasse cinquante blessures et une oreille de moins. Le temps avait effacé bien des traces des premières, et une longue chevelure mêlée à une barbe de Moïse cachait la perte de l’oreille. Le lieu de cette bataille, qu’il me montra en passant, m’intéressa, je l’avoue, davantage que celui de Sticklestad, de glorieuse mémoire.

De Saint-Blaise.




LA QUEUE DES NYAMS-NYAMS,

PAR M. GUILLAUME LEJEAN.
1860


Existe-t-il des hommes à queue ? On n’hésitait pas à répondre affirmativement dans l’antiquité et au moyen âge. Mais ces personnages fabuleux, moitié hommes, moitié singes, semblaient être rentrés pour toujours dans les ténèbres, à l’approche de l’éclatante lumière du seizième siècle, en même temps que gryphons, mantichora, pygmées, hommes sans tête ou à un seul pied, qui figuraient si pittoresquement sur les cartes des douzième et treizième siècles. On fut donc assez surpris, il y a plusieurs années, d’entendre des voyageurs européens affirmer de l’air le plus sérieux du monde qu’ils avaient vu, « de leurs yeux vu, ce qui s’appelle vu, » des nègres à queue, en Afrique, dans le Soudan oriental. Ils entrèrent même à ce sujet dans des détails minutieux et paraissaient véritablement convaincus. Toutefois les esprits prudents se contentèrent de répondre que nous sommes tous exposés à être dupes de nos sens, que la science ne peut se contenter d’affirmations, qu’elle exige, pour admettre des phénomènes exceptionnels, des observations faites suivant toutes les règles rigoureuses de la méthode moderne, et qu’en définitive ils attendraient, pour croire, qu’on rapportât d’Afrique un de ces hommes à queue mort ou vif. C’était parler avec sagesse. Notre collaborateur, M. Guillaume Lejean, en ce moment même engagé dans la recherche des sources du Nil, est en mesure de satisfaire les curiosités éveillées sur cette singulière question. Voici ce qu’il nous écrit :

« Je vous envoie un dessin du fameux ornement qui a donné lieu à la fable des hommes à queue. J’ai scrupuleusement copié l’original, pris sur le cadavre d’un Nyambari ou Nyam-Nyam, tué dans une rixe contre les trafiquants. C’est la première fois qu’on prend un de ces hommes avec son appendice et j’espère à mon retour exhiber l’objet même devant le conseil de la Société de géographie de Paris. Cette queue est en cuir bien ouvragé. Les petites lignes ou barres que l’on voit sur le dessin représentent des morceaux de fer de trois centimètres de long. Le renflement du milieu est un bourrelet creux… C’est bien la queue en éventail de M. d’Escayrac. » (Soudan, p. 52.)