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neau se fraye un chemin à travers la foule ; il porte, à côté de la ménagère, un mouton aux pattes roidies, braquées en avant, un veau tout entier, ou l’un de ces poissons pantagruéliques qui semblent destinés à rassasier une caravane affamée. Il ne faudrait pas croire cependant que dans les grands froids la consommation se compose entièrement de denrées gelées. La viande fraîche se trouve en abondance, et il est facile de se procurer du poisson vivant dans les bateaux établis sur les canaux pour ce genre de commerce.

Il est un autre marché, celui-ci élégant, qui annonce la veille de Noël. Cette fête de Noël, l’arbre de Noël, est un usage allemand qui s’est introduit en Russie. Dans les jours qui précèdent cette solennité de l’Église, on ne rencontre dans les rues de Saint-Pétersbourg que des arbres ambulants, on croirait voir la forêt de Birnam évoquée par les sorcières de Macbeth. Ce marché éminemment temporaire se tient devant le Gostinoï-Dvor[1]. Des milliers de jeunes arbres verts coupés au ras du sol sont amenés des forêts qui avoisinent Saint-Pétersbourg, la consommation en est immense, il n’est pas de famille qui ne sacrifie à cet usage. Le 24 décembre au matin, la façade du monument semble entourée de bosquets verdoyants ; le soir il n’y a plus rien, et toute la journée on a vu les voitures de l’aristocratie, le traîneau du prolétaire se retirer chargés de leur vert butin.

Si maintenant nous nous transportons dans un de ces salons élégants dont nous avons parlé, nous y trouverons une famille réunie, quelques amis intimes étrangers à la ville, quelques célibataires ; ceux-là seulement qui n’ont pas d’intérieur seront invités. Depuis le matin un salon, assez souvent la galerie des fêtes, a été interdit à la curiosité des enfants. Ces belles jeunes filles, ces officiers nouvellement promus, ces jeunes garçons revêtus de la chemise et des bottes de l’ancien costume russe ou de l’uniforme d’un des établissements d’éducation de la couronne, pépinières où se recrutent les maréchaux et les ambassadeurs, ils sont là tous, attendant avec impatience le moment où le fameux « Sésame, ouvre-toi ! » sera prononcé. Cette porte s’ouvre enfin, tous se précipitent, les grands parents sourient, se rappelant les émotions qu’ils éprouvaient jadis à pareille époque.

Ce salon, objet de tant de convoitises, est brillamment éclairé ; au centre se trouve une immense table où s’élève majestueusement le fils des forêts, quelquefois deux autres lui servent d’acolytes. Chacune de ses branches porte un petit cierge allumé, lustre charmant qui fait souvenir du printemps et de ses joies ; à chacun de ses rameaux est attaché un bonbon, quelques grains de raisins, ou des oranges qui pendent semblables aux fruits du jardin des Hespérides. La table est couverte d’albums, d’écrins, de tableaux, de meubles précieux, d’œuvres d’art de toute espèce, de livres richement reliés, de jouets pour les enfants ; sur un chevalet se dressera, à côté, le portrait du maître de la maison fait par Zarenko, ou une de ces scènes de sport russe que Svertchkoff excelle à reproduire ; des aquarelles de Timm de Zichy, des pastels de Robillard complètent cette série de présents. Personne n’a été oublié, chacun se dirige vers le lot qu’il sait devoir lui appartenir. Quand le premier moment d’admiration, de surprise est passé, on se dirige vers les parents pour embrasser respectueusement leur main, mais leurs bras s’ouvrent et de douces étreintes succèdent à ce que l’usage avait exigé.

Les groupes se forment, chacun admire ou fait admirer aux autres le lot qui lui est échu. Bientôt le somovar fait son apparition ; puis arrivent les déserteurs d’autres arbres de Noël, le salon se remplit, et quelquefois un joyeux quadrille termine cette fête qui inaugure les grandes réceptions où le luxe princier des seigneurs se montrera dans tout son éclat.

Outre les hôtels, les restaurants, les traktirs, on trouve à Saint-Pétersbourg de bonnes pensions, les unes allemandes, d’autres françaises, où l’on peut rencontrer la vie de famille ; généralement situées dans les beaux quartiers, au centre de tout, elles sont une précieuse ressource pour l’étranger qui peut y retrouver comme un reflet de la patrie.

Les théâtres de Saint-Pétersbourg sont nombreux et dignes d’une grande capitale. Comme importance, celui de l’Opéra l’emporte sur tous les autres. Un luxe bien entendu règne dans la salle, et comme mise en scène, comme richesse de décoration, ce théâtre n’a rien à envier à ses analogues de Paris ou de Londres ; on sait d’ailleurs que les plus grands noms dont s’honore la scène italienne s’y sont fait entendre. Sur la perspective Nevski, dont il est séparé par un vaste square orné d’arbres, s’élève le théâtre Alexandra, c’est là le théâtre russe par excellence ; la comédie, le drame, la tragédie y alternent avec l’opéra. Il est facile de comprendre qu’il soit le moins fréquenté des étrangers. Le monument est beau, la salle vaste et bien distribuée. Le théâtre Français ou la salle Michel, comme on le nomme, est le plus petit de tous ; situé sur la vaste place qui règne devant le palais du défunt grand-duc Michel, frère de l’empereur Nicolas Ier, rien ne le distingue à l’extérieur des autres maisons de la place, toutes, à l’exception d’une, la maison Lazareff, construites sur le même plan. On sait que ce théâtre se recrute de nos acteurs de premier ordre, et qu’il est peu de nos artistes aimés du public à qui les offres les plus séduisantes n’aient été faites ; on sait aussi que beaucoup ont accepté. Le théâtre du Cirque, placé vis-à-vis de celui de l’Opéra, et que l’on pourrait croire occupé par des chevaux, est-ce en souvenir du mot de Charles-Quint ? sert aux représentations des acteurs allemands, habent sua fata. Ce théâtre a subi des fortunes diverses : d’abord, comme son nom l’indique, il y existait un manége, où les écuyers les plus intrépides, les clowns les plus disloqués venaient faire admirer leur adresse, où les épopées militaires se représentaient avec un grand luxe. Ce spectacle ne répondit pas aux espérances que l’on avait conçues. Le manége devint un par-

  1. Le Gostinoï-Dvor est un vaste bazar situé sur la perspective Nevsky.