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terre vaste et commode, avec des stalles confortables, et le théâtre allemand y trouva une salle digne de le recevoir. Pendant l’hiver de 1858 à 1859, un acteur américain, mulâtre, fils d’un ministre protestant, et ne parlant qu’anglais, vint y donner des représentations ; interprète de Shakspeare, cet acteur nommé Alridge s’est avisé d’un moyen ingénieux pour pouvoir jouer partout dans sa propre langue. Ici ses interlocuteurs lui parlaient allemand, il répondait en anglais. Je ne doute pas qu’il n’en fît autant avec toutes les autres langues de l’Europe. Le succès du reste couronna ses efforts ingénieux, mais ses représentations furent interrompues par un événement funeste. Le théâtre devint la proie des flammes pendant une des nuits du carnaval, et lorsque le signal fut donné, l’incendie avait fait de tels progrès, que, malgré la proximité du canal qui le limite d’un côté, les secours furent insuffisants, et quelques heures après il ne restait plus de cette salle élégante que les murs calcinés. Peu de temps après cet événement, les ouvriers étaient à l’œuvre, et l’année ne s’est pas écoulée sans que, nouveau phénix, ce théâtre ne renaquît de ses cendres plus solide et plus élégant que son devancier.

Il existe devant les monuments dont la destination amène un grand concours de voitures, qui doivent stationner pendant les longues soirées froides de l’hiver, des kiosques couverts dans lesquels on allume de vastes foyers. Le palais impérial, les théâtres en sont pourvus. De grands bûchers y sont allumés, les cochers à tour de rôle, laissant leurs chevaux à la garde d’un compagnon, peuvent de temps en temps ranimer, près de ces foyers ardents, leurs sens engourdis.

Le bain de vapeur est, en Russie, non un objet de luxe, un usage de propreté, mais une véritable nécessité. Toutes les classes de la société en usent avec une grande régularité. Ces établissements hygiéniques occupent de vastes espaces. Il y a trois classes d’étuves, l’une où l’on ne paye que trois kopeks (douze centimes), une autre dont le prix est de quinze kopeks (soixante centimes) ; dans les deux premières on se baigne en commun. Les femmes ont, bien entendu, leurs étuves séparées. Dans la troisième on est seul, mais la disposition intérieure est la même, la vapeur s’obtient au moyen de plaques de fer chauffées sur lesquelles on jette de l’eau qui se vaporise immédiatement, au fond de la salle s’élèvent des gradins de bois, où chacun peut en s’élevant trouver le degré de chaleur qu’il peut supporter. Ces dernières étuves sont ornées avec goût, avec luxe même ; on entre d’abord dans un premier salon assez vaste, garni d’un épais tapis, de glaces, de meubles ornés ; c’est là qu’on se déshabille, là qu’on se reposera après le bain ; dans une seconde salle se trouve une baignoire ; puis enfin on entre dans l’étuve brillamment éclairée pendant les longues soirées d’hiver. Deux fois par semaine les étuves sont fermées, mais les bains d’eau douce sont toujours prêts. C’est surtout le samedi et pendant l’hiver que ces établissements sont fréquentés ; par tous les aboutissants on voit affluer de longues lignes de mougiks, de femmes, de soldats, chacun un paquet sous le bras, renfermant, outre le linge dont ils comptent se revêtir, des poignées d’une étoupe à larges brins dont ils se frictionneront. On m’a cité tel de ces établissements qui recevait, chaque samedi, plus de quatre mille visiteurs, et ces établissements sont nombreux à Saint-Pétersbourg.

Il y a à Saint-Pétersbourg un grand nombre d’églises ; outre les deux cathédrales de Kazan et d’Isaac, on compte de nombreuses paroisses, et chaque régiment de la garde possède une église qui lui est attitrée ; les cérémonies s’y font avec pompe. Il n’y a qu’un seul autel, élevé de quelques marches, séparé du public par une cloison nommée l’Iconostase, percée de trois portes et ornementée généralement avec goût, souvent avec luxe. Il est inutile d’ajouter que pendant l’hiver elles sont admirablement chauffées. L’usage des messes basses n’existe pas et la grand-messe est accompagnée de chœurs qui chantent sans instruments, avec une justesse remarquable, où l’on rencontre des voix qui feraient la fortune de plus d’un théâtre. Les chantres de la chapelle de l’Empereur jouissent d’une réputation incontestée et justement méritée. Les ornements sacerdotaux aux couleurs vives et brillantes, rehaussés d’or, accompagnent dignement les barbes et les longs cheveux séparés sur le sommet de la tête des desservants ; ainsi qu’en Espagne, dans les temples catholiques, il n’y a ni chaises ni bancs dans les églises du rite grec de Russie ; et les génuflexions des fidèles sont nombreuses, plus nombreux encore les signes de croix, que l’on fait même en passant devant les portes des églises ; il n’est pas jusqu’aux cochers qui, tout en guidant leurs chevaux, ôtent leur chapeau et se signent, mais cela sans ostentation ; on reconnaît une croyance sincère.

Le mariage en Russie est un acte purement religieux ; la cérémonie est touchante et conserve des traditions des anciens temps ; il se fait généralement le soir. Le père ni la mère de la mariée ne doivent y assister[1], retenus qu’ils doivent être à la maison par la douleur que leur cause l’enlèvement de leur fille chérie. Ils sont représentés, à l’église, par des délégués qui prennent le nom de père et mère assis. À quelque distance, devant l’Iconostase, sur un large tapis, se dresse un pupitre où se trouve le livre saint. Excepté l’échange de l’anneau, l’exhortation aux nouveaux époux, la cérémonie m’a paru différer entièrement de celle en usage parmi les catholiques. Chaque époux est assisté d’un garçon d’honneur ; de temps en temps s’élèvent les voix du chœur ; à un certain moment, chacun des conjoints prend de la main gauche un cierge allumé, le prêtre leur met la main droite l’une dans l’autre, et prenant à son tour les deux mains réunies, il entraîne les époux en leur faisant faire trois fois le tour du pupitre ; les garçons d’honneur les suivent tenant élevée au-dessus de leur tête, mais sans la toucher, une couronne d’argent ; tout est symbole dans la religion grecque. Lorsque la cérémonie est terminée, les garçons d’honneur soutenant sous le bras la

  1. On commence à se relâcher sur ce point.