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en amphithéâtre au milieu de bosquets d’orangers, de bananiers et de manguiers, au vert et lustré feuillage, ce village a derrière lui un rideau d’arbres immenses et pour premier plan les eaux calmes et profondes du Rio-Nunez. Tous les produits de nos colonies réussiraient sur ce sol de promission, mais jusqu’à présent le commerce européen n’y exploite guère que les arachides et l’huile de palme ; le café, si célèbre à bon droit sous le nom de Rio-Nunez, n’est encore récolté qu’à l’état sauvage sur les gradins des montagnes de l’intérieur.

Les indigènes de ces parages sont les Bagos, sur le littoral même de l’Océan, les Nalous, sur le cours moyen de la rivière, et enfin les Landoumas, autour et en amont de Kakandy. Ces derniers, qui sont encore les plus nombreux, formaient jadis, si on peut croire la tradition locale, un centre de puissance, réunissant non seulement toutes les peuplades du bas pays, mais même une partie des tribus indigènes du Fouta-Djalon. Leur idiome, du reste, a beaucoup d’analogie avec celui des Djalonkès, qui semblent être eux-mêmes un rameau du grand tronc Malinkè. Mais si les Landoumas ont jadis dominé dans cette partie de l’Afrique, ils sont bien dégénérés aujourd’hui, car ils ne sont plus capables que de piller les commerçants sans défense, ou les caravanes qui traversent, sans armes, leur territoire.

L’un des buts de ma mission étant d’activer le commerce du Rio-Nunez, je convoquai un palabre, ou assemblée solennelle, chez le roi des Landoumas, afin de l’engager à faire cesser les pillages qui écartaient des comptoirs européens beaucoup de caravanes. Escorté d’un résident européen de Kakandy, M. d’Erneville, et de deux traitants noirs, je ne craignis pas de parler en maître devant Sa Majesté et ses grands vassaux. Avec d’autres auditeurs que ces pauvres hères, mon langage eût pu être taxé de témérité. Mais eux, loin de s’étonner de mon admonition et de mes menaces, ne songèrent qu’à se disculper personnellement et à détourner de leurs têtes le courroux du gouverneur de Saint-Louis, dont je me faisais l’interprète : renonciation absolue à toute avanie, à tout pillage, respect inviolable envers les caravanes et les traitants, nulle promesse ne leur coûta à cet effet. Je dois ajouter, dès à présent, que l’apparition du colonel Faidherbe, qui toucha à Kakandy quelques mois plus tard, donna à mes paroles la meilleure sanction qu’elles pouvaient avoir, et ne contribua pas peu à maintenir les chefs landoumas dans leurs idées feintes ou sincères de réformes pacifiques.

Les Landoumas payent tribu à l’almamy du Fouta-Djalon, qui les considère comme de futurs néophytes pour l’islam. Jusqu’à présent toute leur religion consiste en certaines momeries, mélangées de ridicule et de terreur, et qui ont pour théâtres des bois sacrés dans lesquels il serait, encore aujourd’hui, fort imprudent à un profane de pénétrer. Ils croient que ces sanctuaires sont hantés par un être mystérieux, désigné sous le nom de Simo, et dont les apparitions fantastiques sont toujours le présage d’un malheur, ou au moins de quelque événement important.

Les Nalous, qui partageaient naguère ces croyances, se sont laissés envahir tout récemment par l’islamisme, à l’exemple de leur roi Youra, guerrier renommé, qui porte habit, veste et culotte, et s’est façonné à nos habitudes européennes aussi complétement qu’à nos vêtements. Son peuple, doué de plus d’activité et d’énergie que les Landoumas, servait autrefois d’intermédiaire entre les négriers et les tribus de l’intérieur. Grâce à nos traitants des bords du fleuve, ils ont maintenant abandonné ce métier pour s’adonner tout particulièrement à la culture de l’arachide, qui forme aujourd’hui la branche la plus considérable du commerce local.

Leurs voisins du littoral, les Bagos, sont de quelques échelons plus bas placés sur l’échelle sociale. Chacun de leurs centres de population ne consiste qu’en deux ou trois hangars bas, étroits et fort longs, ou s’entassent en commun un grand nombre de familles, comme des bestiaux dans une étable. Rien ne peut donner une idée de la saleté de ces taudis, si l’on ne sait que leurs hôtes, aussi timides par nature que par superstition, ne se décideraient pour rien à sortir, une fois la nuit venue, de leurs gîtes immondes. Les écuries d’Augias n’étaient rien en comparaison.

Si sales qu’ils soient, les Bagos ne sont ni fainéants, ni besogneux : loin de là ; ils élèvent de nombreux troupeaux et récoltent bien plus de riz qu’ils n’en peuvent consommer. Leur penchant au travail est entretenu par un des plus singuliers sentiments que puisse inspirer la vanité ou l’amour de la propriété. Lorsque l’un d’eux vient à mourir, il faut que sa famille puisse faire étalage sous les yeux du public de tous les biens qu’il a pu amasser pendant sa vie ; il faut que les parents, amis et voisins, puissent dire au défunt : — Pourquoi nous as-tu quittés ? Tu jouissais de l’affection des tiens et de l’amitié de tous ceux qui te connaissaient ? Tu ne manquais ni de riz, ni de bœufs, ni de pagnes, etc., pourquoi nous as-tu quittés ? »

Puis ces paroles débitées et d’autres semblables, on livre aux flammes toutes les richesses du décédé, sans épargner le moindre grain de riz, et on ne laisse à ses enfants que le souvenir des vertus économiques de leur père. C’est à eux à s’efforcer, à son exemple, d’arriver à l’heure suprême avec des coffres bien garnis. Les négociants de Rio-Nunez, sachant l’usage que les Bagos font de leurs trésors, ne se font nul scrupule de troquer contre leur riz, leurs bœufs et leur huile, les plus chétives épaves de nos friperies européennes, et d’échanger, par exemple, contre une valeur de cent francs une statuette de plâtre valant bien cinquante centimes.

Pendant mon séjour à Kakandy, un chef foulah arriva dans cette localité. Abdoulaye, c’était son nom, gouvernait, sous la suzeraineté du chef de Labé, le district de Bouvé, la plus occidentale des provinces frontières du Fouta-Djalon. Il m’offrit de me conduire avec toutes les facilités désirables, non-seulement à travers son gouvernement, mais même jusqu’à Labé, dont le chef se chargerait ensuite de me faire parvenir auprès de l’almamy. Après de mûres réflexions, j’acquiesçai à ce mode hié-