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je devais passer la nuit, et là, sur mon lit de feuilles accoutumé, je rêvai toute la nuit aux étranges bases que la rhétorique des siècles antérieurs à l’invention de l’écriture a dû donner à nos annales les plus classiques et les plus révérées.

Le lendemain, à peine en marche, je fus entraîné hors du sentier tracé, par le bruit d’une forte cascade, retentissant à ma gauche, sous le couvert d’un bois épais. Un magnifique spectacle m’y attendait. Le Tominé, barré un peu plus haut par une large bande de roches schisteuses, s’est frayé, à travers les fissures de cette digue naturelle, un grand nombre de chenaux couverts, véritables tuyaux de conduite, par lesquels toute la masse de ses eaux se précipite, de différentes hauteurs, dans un vaste bassin circulaire, bordé de roches moussues et d’arbres séculaires. Je m’arrêtai une demi-heure devant ces chutes pour en faire un croquis ; je leur aurais volontiers consacré de longues heures, mais le temps me pressait.

Du reste, tout le bassin du Tominé abonde en effets pittoresques. Le peintre et le géologue peuvent y faire également de fructueuses études. Sa vallée centrale et les vallons parcourus par ses tributaires peuvent différer, il est vrai, d’étendue et de végétation ; ainsi l’une est dans toute sa longueur couverte d’un rideau de verdure, tandis que quelques-uns des autres (les rives du Bio-Dounso, par exemple) ne nourrissent de loin en loin que de maigres palmiers ou des buissons rabougris, mais tous présentent le même caractère géologique. Tous profondément creusés dans une masse granitique de formation uniforme, sont bordés de parois perpendiculaires, hautes de deux cent cinquante à trois cents mètres, simulant souvent des fortifications gigantesques, ou rien ne manque, escarpe, bastions, angles saillants et rentrants, et toujours surmontées d’un énorme talus d’une élévation double. La vue que je suis parvenu à prendre d’un de ces paysages, et qui m’a coûté tout un jour d’ascension le long de ces escarpements vertigineux, semés de blocs granitiques des formes les plus bizarres, a été si admirablement interprétée par l’intelligent crayon de M. Sabatier, que je puis y renvoyer le lecteur en toute assurance. Elle peut tenir lieu de renseignements techniques sur cette grande et étrange nature (voy. p. 381).

Si pittoresques que soient toutes ces vallées, elles demeurent incultes et inhabitées ; la forme, l’élévation des parois qui les encaissent, et l’étendue des pentes qui les dominent, les exposent à des inondations terribles pendant la saison des pluies, c’est-à-dire pendant plus de la moitié de l’année. Chaque ravin est alors un torrent, chaque vallon un canal coulant à plein bord, et l’ensemble de tout le bassin du Tominé un grand lac tumultueux. Le nom indigène de cette région est assez significatif : Donhol, abréviation de Dongon-ol, pays des eaux. On n’y trouve d’habitations que sur le haut des plateaux. Elles y sont, du reste, très-rapprochées, et s’y divisent en deux catégories : les foulahsos ou villages de pasteurs foulahs, et les roumbdés (oroundés de Caillé) ou hameaux d’esclaves, chargés de cultiver les terres de leurs seigneurs et maîtres, dont la demeure est parfois très-éloignée.

Caillé parle, à plusieurs reprises, de la douceur, des vertus hospitalières de cette population agricole ou pastorale ; je n’eus moi-même qu’à m’en louer. Un soir, c’était auprès du village de Pamhoye, un Foulah vint me proposer de lui acheter une charge de bois et soixante oranges, pour deux coups de poudre. Au risque de passer à ses yeux pour un trafiquant peu habile, je lui donnai le double de ce qu’il me demandait. Jamais vendeur ne fut plus joyeux et plus reconnaissant que celui-là. Il partit en me promettant de me fournir de la volaille le lendemain, quand je passerais par son village, situé à quelques lieues plus loin. Quelques heures après, assis devant un grand feu, je pelais mes oranges tout en songeant à la quantité de bien-être qu’on peut se procurer dans le Foula-Djalon pour dix centimes de poudre, quand je vis revenir mon homme suivi, cette fois, d’une jeune fille. C’était sa sœur, qu’il menait voir l’homme blanc. Intimidée devant un spectacle aussi étrange, la pauvre enfant s’avançait lentement, faisant bien un pas par minute, et laissa prudemment mon foyer entre elle et moi. Enfin, encouragée par son frère, elle s’arma de résolution ; comme quelqu’un qui se précipite tête baissée dans le danger, elle vint à moi d’un pas fébrile et me tendit la main. Elle tremblait comme une feuille de bouleau, et, interrogée sur la cause de son trouble, restait muette comme une statue. — « Elle croit, me dit son frère, que les blancs mangent les noirs. » À cet aveu je fus pris d’un fou rire, accès de gaieté, qui, pour tranquilliser cette jeune imagination africaine, eut plus de force que les raisonnements les plus logiques ; un collier de verroterie acheva de la rassurer.

Ce fait peut paraître puéril ; mais il s’est reproduit si souvent pendant mon voyage ; j’ai trouvé la croyance en notre anthropophagie si profondément enracinée non seulement chez les femmes et les enfants, mais même parmi les hommes de cette partie de l’Afrique, que je n’ai pas cru devoir le passer sous silence. Quelques Foulahs ont même été jusqu’à préciser devant moi les détails les plus circonstanciés de nos prétendus festins de cannibales. Je ne pourrais les énumérer tous ; je me rappelle seulement qu’ils y font figurer une cloche et une grande marmite.

J’ai entendu attribuer ces bruits à la malveillance des marabouts maures, qui voudraient éloigner de nous leurs néophytes noirs ; ne sont-ils pas plutôt la conséquence naturelle de la traite des esclave set de l’effrayante consommation d’Africains que cette infâme institution a faite depuis trois siècles ? Sur les deux cents millions de nègres, achetés pour l’Amérique pendant cette période de temps, combien sont rentrés sur le sol natal pour y témoigner de l’emploi auquel les avaient destinés les marchands de chair humaine ?

Le lendemain je passai, par une pente rapide mais revêtue d’une magnifique végétation forestière, dans le bassin du Kakriman, et quelques heures de marche à l’ombre des bois, le long d’un cours d’eau, le Digué, ali-